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Channel: Indochine coloniale – Mémoires d'Indochine
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Souscription : Michelin au Viêt-Nam – Une histoire sociale (1925-1940)

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[Message d'Eric Panthou du 29/11/2012]

Cette étude établit le particularisme de ces plantations, particularisme par la généralisation précoce des méthodes d’organisation du travail inspirées de Taylor et génératrices de pressions et violences sur les ouvriers, particularisme par la fréquence et la gravité des incidents entre direction et ouvriers, par la méconnaissance des mœurs des ouvriers de la part de cette même direction, par les conflits importants qu’ont noué les dirigeants avec les autres planteurs…

Cet ouvrage dévoile un pan inconnu de l’histoire sociale d’une entreprise qui à la même époque voyait vantée en métropole une politique paternaliste qui visait d’abord à lier toujours plus les ouvriers à leur employeur…

Cette publication est le fruit de deux ans de travail et de recherches dans différents centres d’archives et s’appuyant sur des documents issus aussi bien des archives publics en France et au Viêt-Nam que sur des documents issus des archives Michelin, ce qui fonde une partie de son intérêt tant il est difficile aux chercheurs de recourir habituellement à ces ressources internes. Il s’appuie en outre sur une bibliographie de plus de 200 titres aussi bien en français qu’en anglais.

La première partie de l’ouvrage est la traduction du témoignage d’un coolie, parue en 1961 pour la première fois au Viêt-Nam, sur les conditions de vie et de travail extrêmement difficiles sur l’une des plantations Michelin et les efforts d’organisation des ouvriers pour se soulever. Michelin a considéré qu’il suffisait de dépenses importantes dans le domaine sanitaire (hôpital et drainage pour réduire le fléaux du paludisme – 18% d’ouvriers morts en 1927 sur l’une de ses plantations !) pour obtenir la paix sociale et des rendements élevés. Mais à côté, il a délaissé l’habitat, ne connaissait pas les mœurs et coutumes des coolies, et considérait toute protestation comme émanant des communistes donc non entendable.

Tout cela a contribué à ce que les autorités soient de plus en plus critiques à son égard comme en témoigne l’extrait du rapport du Gouverneur de Cochinchine qui figure dans le documentation ci-joint [voir illustration plus bas] et qui en dit plus que de longs développements par un militant communiste comme Tran Tu Binh hier ou un historien aujourd’hui…

Les éléments présentés et analysés constituent un rappel précieux au moment où certains entendent défendre «le rôle positif de la présence française outre-mer» et où il est de plus en plus difficile à Michelin de faire taire les protestations contre sa politique d’implantation d’une nouvelle usine en Inde, implantation ayant nécessité qu’une forêt utilisée depuis des siècles par un village d’Intouchables ait été rasée et ses gens laissés sans ressource.

* * *

Présentation de l’éditeur

Dans l’histoire de la domination française en Indochine, l’exploitation de l’hévéa demeure le symbole de l’expansion économique de la région qui a fait la fortune de nombreux colons et de grandes sociétés. Parmi elles, Michelin. Mais la culture de l’hévéa marque aussi une des périodes les plus noires du colonialisme par le traitement infligé au prolétariat indigène venu travailler là.

Or, les plantations Michelin sont, aussi bien dans la presse et les rapports des autorités de l’époque que dans la mémoire du peuple vietnamien, l’un des lieux emblématiques de cette exploitation. C’est à la découverte d’un pan méconnu de l’histoire sociale du géant du pneu à laquelle cet ouvrage vous invite à travers un témoignage militant puis une étude historique à caractère universitaire.

D’abord, Phu-Riêng, la Rouge : récit d’une révolte en 1930, par Tran Tu Binh. Paru en 1965 au Viêt-nam, ce témoignage très fort d’un coolie recruté entre 1927 à 1930 sur la plantation Michelin de Phu-Riêng décrit la dureté des conditions de vie et de travail, la violence quotidienne de l’encadrement français et les efforts des ouvriers pour s’organiser et finalement se révolter sous la direction des communistes. C’est le récit le plus célèbre sur la condition sociale dans les plantations et aussi celui jugé le plus fiable par les historiens Traduction de Carola Kaufmann et Jacques Joubert, de l’UPC 63.

Puis, Aux sources du particularisme des plantations Michelin au Viêt-Nam, de leur origine à 1939, par Éric Panthou. S’appuyant sur des sources nombreuses dont plusieurs issues des archives Michelin, l’auteur présente l’originalité de ces plantations. Ici, la direction clermontoise a voulu transposer ses méthodes de travail sans tenir compte du milieu et des hommes : méconnaissance des moeurs des ouvriers, organisation scientifique du travail inspirée de Taylor, hausse constante des rendements, pressions sur l’encadrement génératrices de violences sur les ouvriers, volonté de se démarquer des autres planteurs… En dépit des dépenses importantes réalisées dans le domaine sanitaire, tous ces éléments ont fait des concessions Michelin, des plantations à part, bientôt confrontées à la critique des autorités, et à l’émergence de luttes ouvrières historiques. Le lecteur croisera aussi la figure d’Alexandre Varenne, Gouverneur de l’Indochine au moment même où Michelin obtient ses immenses concessions…

Les auteurs
Tran Tu Binh (1907-1967), fut condamné à 5 ans de prison pour avoir dirigé la grève de la plantation de Phu-Riêng . Il devint ensuite un haut cadre militaire et politique du Nord Viêt-Nam communiste.

Prix Maitron pour son mémoire sur L’Année 1936 dans le Puy-de-Dôme, Éric Panthou est bibliothécaire. Diplômé de 3° Cycle en Histoire, il est l’auteur de plusieurs études sur Michelin et l’histoire sociale du Puy-de-Dôme.

Présentation de l’ouvrage + table des matières : SouscriptionPlantationMichelin

 

Tran Tu Binh (1907-1967)

 

 


Geoff Gunn: The Passing of Sihanouk – Monarchic Manipulation and the Search for Autonomy in the Kingdom of Cambodia

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Summary

The survival of the monarchy in Cambodia is little short of remarkable in the light of that country’s modern history. As this article develops, French manipulation of the monarchy and attempts to buttress religion and culture alongside the rise of nationalist youth and Buddhist radicalism was an important precursor to postwar events. No less momentous for modern Cambodian history was the Vichy French installation of Norodom Sihanouk as king and the elevation under Japan of the putative republican Son Ngoc Thanh. Facing down an armed Issarak-Viet Minh challenge also joined by a dissident prince, it is no less significant that the young King Sihanouk successfully trumped French ambitions by mounting his own “royal crusade” for independence even ahead of the Geneva Settlement of 1954.

Undoubtedly the passing of Norodom Sihanouk on October 15, 2012 at the age of 89 after six decades of close involvement in Cambodian politics has served to refocus attention upon the status of the monarchy in that country, facts not diminished by the actual succession in October 2004 to his son Norodom Sihamoni (b. 1953).

Though much exoticized and othered as a peaceful realm under the French protectorate, at least alongside the challenges imposed by Vietnamese nationalists, dissent always simmered beneath the surface calm in Cambodia, whether from the overburdened-over taxed peasantry, from the major immigrant communities, from religious radicals within and without the Buddhist hierarchies, or even from scheming royal princes. Given French manipulations of religion, tradition and even the royal line, a complex political picture emerges, even prior to the Japanese occupation. Japan was even more successful in Cambodia than in the other Indochina states in installing an anti-French republican demagogue, an enigmatic figure whose name recurs in Cambodian history down until the US-backed military coup in Phnom Penh of March 1970. Thanks to Anglo-French intervention, and Sihanouk’s personality, the post-war outcome in Cambodia was a “royal road to independence” although even that pathway was severely challenged by the Viet Minh and their sometime Issarak (Free Khmer) allies. Yet the royal ascendancy around the Vichy French-anointed monarch, Sihanouk, would also come back to haunt Cambodia, not only in striking a neutral course in the maelstrom of the American war, but also in lending his name to the China-backed anti-Vietnamese communist movement that triumphed in Phnom Penh in 1975.

As this article develops, below the politics of culture or the tendency of the French to buttress neo-traditionalist trends wherever they saw them, emerges a byzantine crossover of royal dynasties, powerful families and cliques that, in many ways, continued to define Cambodian politics through the modern period. It is also true, as Roger Kershaw (2000; 6; 17; 19-20) unveils in a comparative study on the “fortunes” of monarchy in Southeast Asia, that analysis of surviving monarchies (as with Thailand and Brunei alongside Cambodia), should at least account for the “synthetic” alongside the “authentic traditional values” (not excepting even Britain from this analysis). And so, with decolonization in Southeast Asia, legitimacy questions were raised to a new level as with the charisma of founding fathers of independence, alongside the role of modern bureaucracies, militaries and political parties. Cambodia under Sihanouk was not an exception.

As historian of Cambodia David Chandler (2008: 167) has written, there are several ways at looking at the years of French hegemony over Cambodia. One way is to phase this history as the extension and decline of French control. Another way is to examine the period and its ideology and practice from a French point of view. A third would be to treat the period as a part of Cambodian history, connected to the times before and after French protection. He finds the third approach seductive (insofar as it can be told through Cambodian eyes). Such would be meritorious, if possible, but without retreating entirely into a cultural studies-critical literature approach (Tully 2002; Edwards 2007), we should not ignore the established literature if we are to position Cambodia within an international political understanding.

Divided into five sections, a first section looks at French manipulation of the monarchy. A second turns to the French attempt to buttress religion and culture, alongside the rise of nationalist youth and Buddhist radicalism. A third section examines the vicissitudes of Cambodia under Vichy, including the installation of Norodom Sihanouk as king, climaxing with the rise of the Japanese-backed republican Son Ngoc Thanh. A final section examines the broad international context in which Sihanouk’s mounted his “royal crusade for independence.”

Lire la suite : Japan Focus

Geoff Gunn is the author of Historical Dictionary of East Timor, Singapore and the Asian Revolutions, and First Globalization: The Eurasion Exchange, 1500-1800. He is an Asia-Pacific Journal Coordinator.

Recommended citation: Geoff Gunn, “The Passing of Sihanouk: Monarchic Manipulation and the Search for Autonomy in the Kingdom of Cambodia,” The Asia-Pacific Journal, Vol 10 Issue 50, No. 1, December 10, 2012.

Travailleurs indochinois en France : conférence de Pierre Daum et hommage à Bergerac – 13-14/12/2012

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[Message de Pierre Daum] Dès 1914, le gouvernement français fait venir en France des milliers de travailleurs coloniaux, parmi eux près de 49 000 en provenance d’Indochine. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, 20 000 Indochinois sont encore amenés en France, parfois contre leur gré, pour suppléer les travailleurs mobilisés. Ce sont eux, par exemple, qui apportent leur savoir à la riziculture camarguaise.

 

 

Immigrés de force : les travailleurs indochinois en France

Conférence de Pierre Daum, avec Clément Baloup
13 décembre 2012 à 18h30
Archives départementales des Bouches-du-Rhône (20, rue Mirès – 13003 Marseille)

Pierre Daum est journaliste, auteur de “Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France 1939-1952” et “Ni valise ni cercueil, les Pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance

Clément Baloup est dessinateur et auteur des BD « Chính Tri, Le Chemin de Tuan », « Mémoires de Viet Kieu, Quitter Saigon »

Conférence dans le cadre du cycle Des travailleurs coloniaux aux travailleurs immigrés, une histoire en mouvement d’Approches Cultures et Territoires, en partenariat avec les Archives départementales des Bouches-du-Rhône.

Source : Approches Cultures et Territoires

* * *

Après Arles, Saint-Chamas, Miramas et Sorgues, la ville de Bergerac rend hommage aux milliers de travailleurs indochinois passé par son territoire.

Cliquez sur l’invitation pour l’agrandir

Décryptage 2 : Japonais en Indochine – Le gouvernement Trần Trọng Kim de 1945 bien mal illustré

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Dans notre série “décryptage” d’images historiques issues de la toile, nous signalons de nouveau une grossière erreur qui se propage sur divers blogs et sites vietnamiens. Il s’agit d’une photographie de l’agence Corbis légendée sur plusieurs sites comme représentant “Le gouvernement du Premier ministre Tran Trong Kim” (Chính phủ của Thủ tướng Trần Trọng Kim – Ảnh: Tư liệu). Elle illustre le plus souvent l’extrait des Carnets en ligne du musicien To Hai sur la “Révolution d’Août 1945″ mis en ligne au mois d’août 2010.

Officials Inspecting Guard Of Honor

Or, cette photographie n’a rien à voir avec ce gouvernement qui officia d’avril à août 1945 après le coup du 9 mars 1945 et la déclaration d’Indépendance de l’Empereur Bao Dai du 11 mars. Un rapide balayage sur le site officiel de Corbis Images nous a permis de retrouver la légende initiale de ce cliché photographique reproduite ci-après :

Original caption:11/18/40-Haiphong, Indo-China: Hajime Matsumiya (right), Japan’s special envoy to French Indo-China, shown in company of French officials and Rokuro Suzuki (left), Japanese Consul General at Hanoi, inspecting an Indo-Chinese guard of honor, upon his arrival at Haiphong. Matsumiya was appointed to the ranking after the Vichy government capitulated and permitted Japanese troops to move into Indo-China to war on Chinese bases along the border.

Source : Fiche Corbis (N° de la photo BE034043)

Tran Trong Kim (1883-1953)

La photographie a été prise le 18 novembre 1940 bien avant l’avènement du premier gouvernement nationaliste du Viêt-Nam indépendant pendant la période d’occupation japonaise. Les deux personnalités asiatiques situées au premier plan sont Japonaises et non Vietnamiennes. Les auteurs de cette bévue ont peut-être trouvé une ressemblance entre Hajime Matsumiya et Tran Trong Kim (voir dessin ci-contre).

Facheuse erreur pour un gouvernement souvent malencontreusement taxé de “pro-japonais” et de “fantoche” par l’historiographie officielle. On ne voit d’ailleurs pas très bien comment Tran Trong Kim aurait pu défiler aux côtés des Français après le coup de force militaire japonais de mars 1945 !

Pour échapper à la surveillance des Français et une probable arrestation, Tran Trong Kim, alors sous protection japonaise, quitta Hanoi le 28 octobre 1943 pour rejoindre Saigon puis Singapour en janvier 1944 et enfin Bangkok en janvier 1945. Il retourna dans son pays pour constituer le gouvernement de l’Empire du Viêt-Nam qui vit officiellement le jour le 17 avril 1945. (voir ses Mémoires)

Quelques sites sur lesquels se retrouve la photographie accompagnée de la légende erronée (sur plus de 70 pages signalées par Google):

  • sur le site Vcomtech (8 septembre 2010)
  • sur le blog Lang Bao (5 septembre 2011)
  • sur le blog Sao Mai (9 septembre 2011)
  • sur le site du VNQDD (3 octobre 2012)
  • sur le site TTXVA (18 décembre 2012)
  • etc.

Heureusement deux sites vietnamiens sauvent la mise en affichant l’image avec la légende adéquate :

  • sur le site Trai Tim Viet Nam (16 février 2009) – dans un article intitulé Quân Nhật ở Việt Nam trong thế chiến thứ hai” [L'armée japonaise pendant la Seconde guerre mondiale], la photo est légéndée : ”Pháp tiếp đón Ngoại trưởng Nhật Hajime Matsumiya tại Hải Phòng”.
  • sur la galerie photographique de Manh Hai sur Flickr (mise en ligne le 25 mars 2011) avec la mention complète de la légende de Corbis.

Toute contribution sur cette photographie est bienvenue.

[à suivre]

FG, 07/01/2013

Jean-François Klein : La colonisation en Indochine – entretien

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[ndlr] A l’occasion de la sortie en 2008 de l’abécédaire Les mots de la colonisation, Jean-François Klein rappelle à grands traits l’histoire coloniale de la France en Indochine. On notera que l’ouvrage illustrant le propos vidéographique est une autre publication toute aussi intéressante parue la même année intitulée : L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en France et dans l’empire.

Nous postons cet entretien comme introduction au concours de l’agrégation d’histoire de cette année portant sur “Les sociétés coloniales – Afrique, Asie, Antilles – années 1850-années 1950″.

 

Nous invitons également le lecteur à retrouver sur Mémoires d’Indochine les entretiens filmés du Professeur Nguyên Thê Anh réalisés par la Fondation Maison des Sciences de l’Homme en 2005 :

 

Voir aussi le programme de recherche en ligne sur l’esprit économique impérial 2005-2008.

Fiche en ligne sur Jean-François Klein et fiche Inalco.

Laurent Dartigues : Histoire d’une rencontre ratée et histoire à parts inégales [édition 2012]

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Histoire d’une rencontre ratée et histoire à parts inégales. Essai sur le discours orientaliste à propos du Viêt Nam 1860-1940

Laurent Dartigues

2012

Ce texte (texte principal + annexes) est la version auteur corrigée et augmentée (527 pages) d’un ouvrage paru en 2005 sous le titre : L’orientalisme français en pays d’Annam 1862-1939, aux éditions Les Indes savantes. L’objet de cet ouvrage est d’étudier les discours orientalistes produits pendant la période coloniale sur la société, l’histoire et la culture viêtnamienne en cherchant à rendre compte des conditions spécifiques qui les ont rendu possibles. L’objet s’est ordonné autour de trois notions : la Bibliothèque annamite, la polyphonie, la production conjointe de connaissances. Ces représentations fonctionnent sur le mode d’une “Bibliothèque annamite”, vaste ensemble métaphorique qui propose des configurations d’images autosuffisantes quant au sens qu’elles procurent aux objets décrits.

 

Cette “Bibliothèque” :
- puise dans la tradition savante occidentale, notamment dans La Cité antique de Fustel de Coulanges,
- inscrit certaines de ses thématiques dans l’entreprise coloniale (gestion et exploitation de la colonie et de ses habitants),
- s’insère dans un dialogue avec l’élite lettrée viêtnamienne, qui non seulement a permis dans une large mesure le travail de la connaissance de se faire, mais a aussi contribué à la construction, reconstruction, transformation des représentations françaises.

La recherche s’appuie sur l’analyse d’une centaine de textes de taille variable (de l’article d’une dizaine de pages à l’ouvrage de plus d’un millier de pages) qui relèvent des disciplines historiques, juridiques, ethnologiques, archéologiques, et pour l’essentiel sur la consultation des archives de l’École française d’Extrême-Orient. L’ouvrage se compose de quatre parties et comporte un index des noms d’auteurs.

La première partie est d’ordre théorique et méthodologique. Elle s’attache à délimiter les questions posées à l’objet et à expliciter les critères d’élaboration d’un corpus raisonné de textes. Pour ce faire, elle mobilise notamment les travaux de M. Foucault, E. Saïd et M. Bakhtine (chap. 1) et s’appuie sur la notion d’instance de consécration pour choisir les œuvres de notoriété (chap. 2). Cette partie s’achève par la caractérisation matérielle des textes et une sociographie des auteurs sélectionnés qui met en évidence l’importance des fonctionnaires, missionnaires ou militaires dans la production orientaliste (chap. 3).

La seconde partie décrit la manière dont les savants français représentent le monde social viêtnamien et met en lumière les grandes thématiques, les motifs et les fétiches, plus largement l’”expression intérieure” (style, rhétorique) qui structurent ce savoir et s’imposent à la plume savante. J’ai appelé “Bibliothèque annamite” cette police lexicographique (chap. 4). Cette Bibliothèque inscrit certaines de ses thématiques dans l’espace des questions coloniales qui se retraduisent dans les textes en terme de problématiques, de conceptions, de prises de position. À l’encontre d’un débat stérile sur la question de la “contamination” ou de la “pureté” de l’orientalisme vis-à-vis de la domination coloniale - le problème est plutôt de comprendre ce qu’on fait avec cette domination dans l’acte même de l’écriture -, je propose une lecture fluide de ces rapports à travers des études de cas (les préfaces dans les ouvrages d’administrateurs coloniaux, la comparaison de deux thèses de géographie humaine, etc.) qui laissent toute sa place à l’expression d’un projet savant (chap. 5). Cette Bibliothèque transcrit également sur le terrain viêtnamien le grand livre de Fustel de Coulanges La Cité antique. L’impact de La Cité antique sur la pensée européenne de la fin du siècle dernier et des premières décennies de ce siècle et sa rencontre avec un type d’homme façonné par les humanités classiques expliquent très certainement l’omniprésence de cette œuvre dans le champ des études viêtnamiennes. Son mode de présence est très divers, que ce soit à travers le vocabulaire “antique” ou bien la grille de lecture proposée par Fustel de Coulanges. Le Viêtnam apparaît ainsi comme une société fondée sur la communauté villageoise, une société profondément religieuse dans laquelle domine le culte des ancêtres (chap. 6).

La troisième partie permet de retrouver les auteurs derrière les textes, en l’occurrence ici un missionnaire, Léopold Cadière (chap. 7), là un sociologue des religions, Paul Mus (chap. 8). À travers l’analyse de leurs écrits - qu’on considère aujourd’hui comme les deux œuvres majeures produites sur le Viêtnam -, j’ai cherché notamment à travailler sur les catégories du malentendu et du désir pour rendre compte du rapport singulier qu’ils nouent avec leur “objet”, des discours qu’ils tiennent à son propos.

La quatrième partie cherche à améliorer la véridicité de la proposition “les connaissances françaises sont coproduites dans un dialogue constant avec les lettrés”. Je compose à cet effet différentes échelles de raisonnement présomptif : – le niveau du vraisemblable où je combine : a/ la comparaison avec la situation indienne qui incite à transférer les vertus descriptives de la notion de production conjointe dans la situation viêtnamienne. b/ le raisonnement logique par lequel je noue habitus savant valorisant l’érudition, importance des fonctionnaires coloniaux dans la production savante, place des lettrés dans le fonctionnement administratif colonial pour mettre en avant la supposition d’une rencontre entre savant et élite lettrée. c/ la description des conditions matérielles du terrain viêtnamien. – le niveau du probable : J’ai relié ici pour les produire en tant qu’indicateurs la question de la maîtrise linguistique et de l’objectivation du travail en commun avec les lettrés. Ils suggèrent un recours généralisé à des collaborateurs viêtnamiens alors même que ces questions sont constituées comme des voiles de cette réalité, la langue parce qu’elle est le lieu d’exhibition de soi, de production d’effets de réel au sens de Barthes ou de luttes symboliques ; l’objectivation du travail en commun parce qu’il s’adosse à un modèle de division des tâches qui relègue les lettrés dans un rôle de simple fournisseur de renseignements. – le niveau de l’argumentation que je documente, par exemple, à travers des études de cas qui permettent d’appréhender la nature du travail en commun. C’est la combinaison de ces trois niveaux qui m’a conduit, au-delà de l’établissement du fait que les lettrés ont permis dans une large mesure le travail de la connaissance, à essayer de mesurer la manière par laquelle ces lettrés ont contribué à construire, reconstruire, transformer les représentations françaises du monde social viêtnamien.

La conclusion revient sur les pistes de recherche délaissées en route, notamment sur la place de l’organicisme en tant que cadre de perception de la réalité viêtnamienne ou sur l’héritage missionnaire (jésuite en particulier) dans l’appréhension du système religieux viêtnamien. Elle pose aussi la question de savoir ce que la viêtnamologie d’aujourd’hui a à gagner de nouer un dialogue avec la production savante coloniale.

La réponse ne regarde pas simplement à mes yeux le problème d’un retour réflexif sur des savoirs dont les études viêtnamiennes sont encore dépendantes, mais renvoie aussi et d’abord aux conditions d’une coproduction scientifique aujourd’hui - ce mode production, dans un monde de circulation généralisée, devient un mode privilégié - avec des chercheurs viêtnamiens dont le statut est fixé par l’appartenance à un monde “périphérique” anciennement colonisé et est source de tensions, de concurrences et de souffrances.

Réf. : HAL : halshs-00769182, version 1.

Source : HAL SHS

Liens vers le document intégral en pdf sur Hal SHS : Etude + Annexes.

Laurent Dartigues est socio-anthropologue, ingénieur agronome (Paris-Grignon) et docteur en anthropologie historique (EHESS). Il est Chargé de recherche au CNRS, membre du laboratoire Triangle (UMR 5206) à Lyon.

La palabre du serment du Darlac (réédition)

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La palabre du serment du Darlac

Les tribulations d’un Résident de France sur les hauts-plateaux du centre-Vietnam

[Présentation de l'éditeur] La célèbre harangue prononcée en 1926 par l’administrateur provincial du Darlac, Léopold Sabatier, devant les chefs de villages aborigènes des hautes-terres, témoignage du long travail que celui-ci avait accompli pendant quatorze ans pour que leurs tribus, improprement dénommées « Moï ou Kha », c’est-à-dire sauvages, recouvrent leur dignité, retrouvent le bon usage de leurs coutumes ancestrales ainsi que le respect de leurs lois.

Né le 1er avril 1877 à Grignan (Drôme), Léopold Sabatier par en Indochine à ses frais et se fait nommer commis des services civils de 3e classe. De 1911 à 1926, sans interruption ni congé, il vécut, souvent quasiment seul européen, parmi quelques 150 000 « montagnards ». Là il transcrit le dialecte Rhadé en caractères romains, crée une école, un début d’organisation sanitaire, assure l’autosuffisance alimentaire des Moïs, créé des routes (600 km). En 1926, il repart en France pour un congé administratif de deux ans avant d’être nommé en 1928 Inspecteur des affaires administratives en pays Moï, mais, malade et découragé il quitte définitivement l’Indochine en 1931. Il décèdera à Montsaunès (près de Salies-du-Salat, en Haute Garonne) le 28 janvier 1936.

L’action de Léopold Sabatier s’était accompagnée d’un long travail de restitution ethnologique des coutumes et légendes de ces populations, travail salué et conforté par sa hiérarchie. Parallèlement Sabatier avait engagé son territoire dans la voie d’un développement moderne mais à l’abri, exigeait-il, de toute intrusion voisine jugée néfaste, voire de toute visée colonialiste européenne.

Ainsi la promesse, formulée dans sa Palabre, de garantir, sous son autorité, la propriété familiale de leur sol aux autochtones suscita une violente réaction du lobby colonial. Le sort de nombreuses demandes de concessions destinées, sur les terres rouges du Darlac, aux plantations en vogue de thé et de café voire de latex, était en jeu. Une campagne de calomnie fut entreprise contre le résident et le contraignit, la politique s’en étant mêlée, à revenir en France pour défendre son honneur dans une affaire le mettant en cause le 18 mars 1927 devant l’Assemblée nationale.

Malgré sa réhabilitation et sa nomination comme inspecteur des affaires administratives en pays Moï, Sabatier ne put que constater l’écroulement de sa politique de protection des montagnards et quitta définitivement l’Indochine en 1931.

De nombreux ethnographes, chroniqueurs, juristes et historiens de la période coloniale indochinoise ont retracé le parcours original de cet administrateur colonial hostile… à « la colonisation » de sa province.

Le départ de la chasse à l’éléphant à Bandon.
Source : site Belle Indochine

Texte écrit par Léopold Sabatier, résident de France au Darlac, d’après la harangue qu’il avait prononcée en langue vernaculaire devant l’assemblée des chefs moïs en 1926.

Préface d’Oscar Salemink, professeur au département d’anthropologie de la faculté des Sciences sociales à l’université de Copenhague.

Suivi de « Parenthèse coloniale », commentaire écrit par le journaliste méridional Jacques Borel, petit neveu de Léopold Sabatier.

Illustrations et photographies, au Darlac et au Kontum (collection privée famille Maximilien Dereymez) et eaux-fortes de Becque, tirées de La Chanson de Damsan, légende rhadé du XVIe siècle (tribu malayo-polynésienne du Darlac) transmise par la tradition orale, recueillie et transcrite par Léopold Sabatier (préfaces de C. Pasquier et R. Dorgelès) 1927.

Source : La palabre du serment du Darlac (Bon de commande de l’éditeur – pdf)

Le constitutionnalisme à la base du nationalisme vietnamien – par Nathalie Catillon

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Photo: Nguyễn Quang chụp lại (http://bsdk77.99k.org)

[ndlr] Dans cet article Nathalie Catillon propose un voyage aux sources du nationalisme d’association dans un contexte colonial. Ce nationalisme libéral est incarné par les intellectuels Nguyen Van Vinh à Hanoi et Bui Quang Chieu à Saigon. Dans sa réflexion, l’auteure met en avant les possibilités qu’offraient le “constitutionnalisme” pourtant refusé par la France. Un refus qui poussa immanquablement le nationalisme vers le radicalisme sous sa forme la plus dure : le nationalisme révolutionnaire.

On pourra lire cet article en complément des études historiques de Pierre Brocheux et de Ralph B. Smith sur ce mouvement ainsi que l’ouvrage de Patrice Morlat, Indochine années vingt : Le rendez-vous manqué. Nous remercions Nathalie Catillon de nous avoir autorisé à reproduire son article sur Mémoires d’Indochine.

 

Le constitutionnalisme à la base du nationalisme vietnamien

Nathalie Catillon

 

En dehors de toute considération idéologique, l’histoire de la décolonisation passe avant tout par le refus du gouvernement colonial. La décolonisation est marquée par l’éveil d’une conscience nationale, elle-même signée par la contestation d’un régime où règnent privilèges, inégalités, corruption, et surtout manque de liberté et de droits pour les peuples colonisés. Au XIXème siècle, le Vietnam semble être le seul pays de l’Asie du Sud-Est, non colonisé territorialement. Il faut rappeler que le Vietnam tel que nous le connaissons est relativement récent : c’est en 1802 que le Prince Nguyên Anh s’autoproclame Empereur du pays, créant ainsi le Viêt-Nam et établissant Huê comme capitale. Toutefois, le 18 février 1859, l’arrivée des Français dans le Sud, à Saigon, marque le début de la colonisation française du Vietnam et la naissance de l’Indochine Française.

Lors de la deuxième vague de décolonisation, qui commence dès le début du 20ième siècle. Déjà reconnu intellectuellement, le Vietnam sera fortement influencé par le modèle indien de nationalisme, qui va faire naître un mouvement constitutionnaliste. Le constitutionnalisme en tant que “mouvement”, est basé sur la volonté d’organisation de l’Etat, passant par la ratification d’une Constitution, l’adoption de lois et droits fondamentaux et la création d’un État. Au Vietnam, ce mouvement peut être considéré comme le catalyseur du nationalisme. En effet, le constitutionnalisme proposé par certains intellectuels vietnamiens ne sera accepté par les colons européens, ce qui contribuera à l’émergence d’un mouvement nationaliste. Pour analyser l’impact du premier phénomène sur le second, nous allons développer notre plan de recherche autour d’un question: comment sont arrivés les idées du constitutionnalisme et comment celui ci a-il contribué à l’émergence du nationalisme au Vietnam ?

Dès le fondement de l’Indochine française, l’influence coloniale se fait ressentir. La première faiblesse d’un gouvernement autoritaire est l’éducation; or, l’administration française met en place un système scolaire français, où étudie un bon nombre de jeunes Vietnamiens provenant de familles aisées.

Ces lettrés seront à la base de deux formes de nationalisme au Vietnam. D’un côté, nous avons le nationalisme pro-colonial, c’est-à-dire qui prône une collaboration franco-vietnamienne, et s’installe dans un cadre de partenariat entre le pays libre et son ancien colonisateur; certains auteurs, tels que  Nguyen Van Vinh [1], stipulent que cette forme de nationalisme va permettre de développer un Vietnam moderne. Non seulement cette collaboration permet une modernisation des modes et des niveaux de vie mais elle peut offrir au Vietnam un allié économique important pour son développement économique et son insertion dans le système international. Bien que peu connu, Nguyen Van Vinh fut un des alliés principaux des Français lors de l’ère coloniale : grâce à une série d’articles, cet auteur a tenté d’amorcer cette coopération.

Certains intellectuels vont plus loin, et contribuent à l’émergence un nationaliste plus courant: un nationalisme plus indépendantiste et réformiste. C’est le cas de Bui Quang Chieu, précurseur du mouvement constitutionnaliste. Enfant d’une famille de lettrés, Bui Quang Chieu brille tout de suite dans le système scolaire français à Saigon. Il obtient en 1989, à l’âge de 16 ans, une bourse pour étudier dans le Lycée d’Alger, qui représente son premier contact avec le territoire occidental. Au long de ses études, qu’il poursuit à Paris, Bui Quang Chieu étend ses horizons culturels et scientifiques. Il observe un monde, où, tant le système politique que social, est différent du sien. Au gouvernement colonial et aux manques de libertés et de droits au Vietnam s’oppose une démocratie qui cherche à promouvoir les libertés et droits individuels en Europe. Ces nouvelles idées permettent à cet homme, ainsi qu’à de nombreuses élites ”annamites”, dont Ho Chi Minh (qui viendra faire ses études plus tard en Russie, entre autres), d’observer un écart criant entre la théorie (liberté) et la pratique (colonisation). De retour en Indochine, sa conscience nationale et politique éveillée, il crée la Tribune indigène, journal ou se rassemblent déjà un groupe d’intellectuels. Ce groupe rassemble des intellectuels tels Phan Chau Trinh, et utilisera ses écrits dans un but de propagande. A travers des lettres, pamphlets ou tracts, ils appellent à l’indépendance du pays et tentent d’éveiller une conscience nationale chez un peuple qui a trop longtemps vécu sous l’influence d’autres nations. Alors qu’il devient un homme politique et intellectuel reconnu, Bui Quang Chieu crée, en 1919, le ”Parti Constitutionnaliste Indochinois”.

Ce dernier était également un défenseur invétéré d’une collaboration. Cependant, lors d’un voyage un Inde pour le Congres National Indien, un discours avec Gandhi, symbole du mouvement indépendantiste indien, va lui donner une vision plus réformiste du nationalisme. De retour à son pays, cet homme lance avec l’appui d’autres intellectuels, tels Phan Châu Trinh et Phan Bội Châu un nationalisme plus radical qui fait appel à la libération et à l’indépendance du pays.

Duong Van Giao est également une personnalité intellectuelle célèbre au Vietnam à ce moment, quoique plus jeune. Il subit plus ou moins le même parcours que Bui Quang Chieu, et forge sa conscience politique  lors de ses études à Paris; il rejoint très rapidement les rangs des groupes vietnamiens politisés de la métropole parisienne. Comme pour le mouvement nationaliste philippin en Espagne, les échanges d’idées seront à la base d’un courant nationaliste dans la métropole même du pays colon. Lors du Congrès à Paris, ces deux hommes présentent aux Français les revendications politiques de l’Indochine : grâce à ce mouvement constitutionnaliste, comme l’indique son nom, les lettrés tentent de garder les actions nationalistes dans un cadre légal. Inspirés par le général Albert Sarrault (gouverneur d’Indochine), les constitutionnalistes demandent, sans violence, une libéralisation du pays, toujours dans un cadre de collaboration franco-annamite.

Cependant, bien que les lettrés aient été à la base de ce mouvement nationaliste (grâce à leur éducation et leurs écrits), ils ne parviennent pas à convaincre le gouvernement français du Vietnam. Ce désenchantement amène ces hommes, à radicaliser le mouvement nationaliste dès les années 20 [2]. La presse avait créée le parti en faveur de l’Indépendance, et les réseaux de ces élites éduquées leur procurèrent un appui important de la population. Ce sont ces intellectuels qui ont fondé ce mouvement, devenu véritablement révolutionnaire avec Ho Chi Minh [3]. Bien que plus jeune, cet homme apprend lui aussi les valeurs occidentales démocratiques lors de ses études en France et en Russie, où il connaît également le marxisme et le communisme. Il rejoint ce groupe de Vietnamiens politisés, notamment au sein du Parti Constitutionnaliste Indochinois. Peu d’années plus tard, il crée le Parti Communiste Indochinois en 1930. Cependant, les manifestations sont réprimées, et la collaboration ne semble plus pensable. Le tournant révolutionnaire amène donc Ho Chi Minh, avec le soutien des paysans et d’une grande partie de la population, à fonder la ligue Viêt Minh, qui luttera pour l’indépendance du Vietnam jusqu’en 1975.

Si le mouvement devient radical, il ne faut pas oublier que le début du nationalisme ‘’annamite’’ (vietnamien) fut forgé par un groupe intellectuel [4], qui voyait grâce à son éducation, une possibilité de libéralisation tout en collaborant avec les Français. Les idées acquises lors de leurs échanges à l’extérieur, furent donc à la base de ce courant : la presse et la littérature créèrent le Parti, les réseaux de lettrés générèrent un soutien populaire et les écrits et pamphlets servirent de moyen de propagande et de légitimation.

Puis, si la véritable indépendance du Vietnam se fait en 1975, lorsque les troupes américaines, avouées vaincues, quittent le territoire, un courant intellectuel avait amorcé le mouvement nationaliste presque cent ans plutôt. Le cas du nationalisme vietnamien permet donc de montrer parfaitement comment les intellectuels, dotés de nouvelles idées, sont à la base d’un multi-nationalisme révolutionnaire.

 

Nathalie Catillon

Références

[1] Goscha, Christopher. 2001. « ‘Le barbare moderne’ : Nguyen Van Vinh et la complexité de la modernisation coloniale au Vietnam colonial ». Outre-Mers, Revue d’Histoire, no. 332-333, tome 88, (décembre): 319-46. [Voir la version en langue anglaise en pdf sur le site de Christopher E. Goscha]

[2] Viêt-Nam. En ligne.  HYPERLINK “http://www.memo.fr/Dossier.asp?ID=194″ http://www.memo.fr/Dossier.asp?ID=194 (page consultée le 20 novembre 2009).

[3] Le Jariel, Yves. 2008. Le nationalisme vietnamien avec Ho Chi Minh. Paris: L’Harmattan, Recherches Asiatiques.

[4] Nguyen, Tuan Ngoc. 2004. Socialist Realism in Vietnamese Literature : An analysis of the Relationship Between Literature and Politics. Thèse de doctorat. Département de communication, culture et langues. Université de Victoria.

Source : Blogue sur l’Asie du Sud-Est – POL3401


Un documentaire de Patrick Jeudy : Aventure en Indochine [France 3]

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[ndlr] Diffusé le mercredi 20 février 2013 sur France 3 à 20h45, le nouveau documentaire de Patrick Jeudy met en scène Jean, un jeune aventurier, au contact d’une Indochine coloniale qui se délite et qui n’existe plus que dans les esprits des “petits blancs”. Car depuis le 11 mars 1945, l’empereur Bao Dai, puis de nouveau le 2 septembre 1945, le Président Ho Chi Minh, ont proclamé tour à tour l’indépendance du Viêt-Nam. Malgré des approximations, un récit “colonial” et une forte pincée d’exotisme, le documentaire offre des images rares de Hanoi, de Saigon ou de la campagne prises dans les années trente à cinquante où la population s’affaire. Jean le personnage graphique ne peut éviter les poncifs de l’imaginaire français : “fumerie et trafic d’opium”, “femmes-enfants” vietnamiennes, cambodgiennes ou guerriers “Méos” des hauts-plateaux… Il est vite ramené à une réalité plus cruelle au contact de la guerre. Le fameux “mal jaune” qui rythme cette aventure… tourne peu à peu au cauchemar : le napalm, l’errance, la misère, le tombeau de Dien Bien Phu. L’aventure en Indochine de Patrick Jeudy donne à voir une tragédie franco-française, un mythe indochinois éternellement décalé.

Présentation officielle

Ce documentaire nous entraîne sur les pas de Jean, un jeune aventurier qui part tenter sa chance en Indochine en 1945.

Nous sommes au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. L’Indochine, occupée pendant les années de guerre par les Japonais, a souffert. La montée de la contestation et de la rébellion viêt-minh entretient un climat de peur. Mais le pays vit : les petits Blancs sont à leur poste dans les banques, les entreprises. Les fonctionnaires, les militaires, forment le tissu de la société européenne expatriée.

Notre héros part à l’aventure. Sur sa route, il va croiser des “petits Blancs” qui, comme lui, constituent le ferment de la présence française en Indochine : un médecin opiomane arrivé là dès le début des années 30 ; un pilote d’Aigle Azur, baroudeur de toutes les aventures indochinoises ; un marin, coureur de rivières et d’arroyaux au Tonkin et sur le Mékong ; une institutrice, attirée par les offres du ministère des Colonies du début du siècle visant à implanter des femmes françaises dans le pays, elle achètera une concession agricole et perdra tout lors d’une crue du Mékong ; un soldat, amoureux du pays et de ses populations, installé dans un poste au nord du pays, à la frontière chinoise.

Grâce au récit de leur vie, nous remontons le temps et découvrons l’Indochine des années 20, 30, et 40. Sur fond de fumeries d’opium, de congaïs, d’épouses délaissées, de grandes familles expatriées, de trafic de piastres, cette fresque romanesque traverse toute une époque et un continent, le Sud-est asiatique.

Un documentaire de Patrick Jeudy
Montage : Christine Marier
Documentaliste : Mathilde Guinard
Illustrations : Jérémie Gasparutto
Illustration musicale : Laurent Lesourd
Produit par Jean Labib et Anne Labro
En coprodruction avec l’ECPAD
Avec la participation de France Télévisions, de Public Sénat et TV5 Monde
Avec le soutien de la PROCIREP -Société des Producteurs, de l’ANGOA,

et du Centre national du cinéma et de l’image animée

Avec les voix de Bernard Ferreira et Armelle Protte

Sélection officielle Festival du film d’Histoire Pessac 2012

Note d’intention de Patrick Jeudy

L’Indochine, je suis tombé dedans très jeune…

Alors appelé du contingent au fort d’Ivry, siège de l’Ecpa, j’ai travaillé auprès d’un des trois opérateurs mythiques de l’Indochine. André Lebon avait perdu sa jambe à Diên Biên Phu et, pendant plus de dix mois, j’ai écouté ses reportages avant même de les voir. Par lui, j’ai connu les rizières, les sites de Hongaïe, le Mékong, les combats de Nasan et ceux de Diên Biên Phu. Pas une journée ne s’écoulait à ses côtés sans que je ne rencontre certains de ces personnages mythiques de l’Annam, du Tonkin, du Cambodge : Jean Lartéguy, Bigeard, Roumienzoff et plus tard Hélie de Saint Marc. Alors un jour, j’ai accepté un premier projet sur la guerre. Puis un deuxième, un troisième encore, puis j’ai réalisé Les Quatre Lieutenants français. Mon envie ne s’est pas limitée aux seuls combattants de la guerre. Jean Lacouture m’a apporté une autre vérité, Philippe Sainteny, Philippe Franchini, Lucien Bodard ont peuplé mon imaginaire. Marguerite Duras lui a donné un autre cadre. Lorsque Jean Labib m’a soumis un nouveau projet ayant pour cadre l’Indochine, j’ai aussitôt pensé à l’écrivain populaire Jean Hougron. Il a été le chantre de ces « têtes brûlées » qui quittaient la France de la reconstruction pour chercher aventure, fortune ou, tout du moins, une existence plus riche que celle qu’ils vivaient. Son œuvre romanesque dépeint sans concession mais avec honnêteté l’Indochine française de petits Blancs. Cette envie d’Indochine, je n’ai pas voulu la circonscrire à la seule guerre. Des heures et des heures d’images retracent l’aventure de l’Indochine. Les frères Lumière, Albert Kahn, les cinéastes des années 30 et 40. Une richesse de documents retraçant la vie des peuples, le travail des colons, la continuité de l’état, la médecine… mais bien sûr, aussi, la fin désabusée de la présence française, l’exode des catholiques du Nord, la foi du Viêt-minh. Je réalise des films d’archives depuis plus de vingt ans. Mes sujets sont circonscrits à l’Amérique des années 50 et 60, à de Gaulle et à l’Indochine. Je me plais à raconter des histoires grâce à ces images que j’ai appris à connaître. Je connais leur force, leur rôle historique, mais aussi leurs mensonges. Dans ce film-là, je m’adresse plus à leur pouvoir romanesque qu’à une vérité avérée des documents. C’est résolument d’un discours de fiction que nous nous approchons. 

Patrick Jeudy

Source : France 3

Les usages idéologiques de la science en Indochine (1930-1945) – Conférence de Sébastien Verney

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Séminaire Université Paris-Diderot (Laboratoire SPHERE)

Histoire des sciences, des techniques et de la médecine en Asie orientale

Séance commune avec le séminaire “La “Fabrique de l’histoire” des sociétés et Etats en Asie du Sud-Est et Asie du Sud” du SEDET

« Les usages idéologiques de la science en Indochine (1930-1945) »

Sébastien Verney

jeudi 28 février de 14:00 à 16:00, Halle aux Farines, salle 404B

Indochine_Vichy

L’Indochine en tant que territoire colonial est une terre d’initiative et d’expérimentation sociale et scientifique. Considérée de laboratoire pour bon nombre de scientifiques et administrateurs coloniaux, l’Indochine est à la fois un milieu à exploiter, mais aussi un lieu à découvrir. De la sorte, les sciences qu’elles soient humaines ou appliquées sont exportées en Indochine dans un objectif à la fois utilitaire (permettre un rendement maximum des terres à exploiter), mais aussi une étude des populations et des milieux, qui tout en n’empêchant pas leurs admirations, rejoint une volonté de contrôle.

Deux domaines seront présentés pour comprendre les usages idéologiques de la science en Indochine : le domaine médical et la recherche dans les sciences humaines (archéologie, histoire, géographie …). Nés sous la conquête coloniale, les recherches somatiques et leurs discours racistes sous-jacent permettent au colonisateur de justifier sa propre domination. De la sorte, en établissant une hiérarchie raciale discriminatoire dont il se place au sommet, il diffuse sa propre grille de lecture qui imprègne les populations soumises via les nombreuses publications, les instituts de recherches ou les manuels scolaires.

Est-ce que ces recherches s’articulent selon un plan colonial ou au contraire s’adaptent-elles à un milieu et se modifient-elles selon son contexte ? Quelle est la portée de ces sciences orientées auprès d’un large public indochinois ?  Est-ce que le colonisateur en diffusant cette science coloniale ne fournit pas les armes de sa propre fin ?

Afin de répondre à ces multiples questions et à d’autres, nous reviendrons sur la période cruciale de 1930 à 1945 en Indochine pour comprendre quelles furent les continuités et les ruptures avec le régime républicain puis le régime de Vichy qui utilisèrent les sciences pour asseoir une domination coloniale, mais aussi un projet idéologique.

Sébastien Verney est docteur en Histoire de l’Université Jean Monnet Saint‐Étienne et professeur d’histoire-géographie. Il a vécu plusieurs années dans les pays de la péninsule indochinoise. Il a récemment publié L’Indochine sous Vichy. Entre Révolution nationale, collaboration et identités nationales, Riveneuve éditions, 2012, 520 p.

  • Annonce de la conférence (pdf)

Exposition : Indochine-France-Vietnam – 15 mai 2013 — 14 juillet 2014

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IndochineFranceVietnam[ndlr] Pierre Brocheux que nous remercions nous informe du programme provisoire de l’importante exposition consacrée au Viêt-Nam à Montreuil à l’occasion du 40ème anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre la France et le Viêt-Nam.

Indochine-France-Vietnam

Des Français au Vietnam, des Vietnamiens en France, à différentes époques, à différentes périodes de notre histoire commune. Des années 1925-1929 avec les photographies anciennes d’une famille française, celles d’un ingénieur des Ponts-et-Chaussée et celles de Paul Monet, officier de l’armée française, puis les photographies d’un correspondant pour l’Humanité en 1978-1980 et enfin celles toutes récentes d’un père et sa fille partis découvrir le Vietnam : 5 regards portés sur un pays.

Puis en seconde partie, documents et archives montreront la vie et le rôle de Vietnamiens en France, intellectuels, révolutionnaires, soldats dans l’armée française.

Un espace du musée accueillera l’exposition « Les travailleurs indochinois en France 1939-1952 » réalisée par l’association Histoires vietnamiennes et Pierre Daum. Les couvertures des magazines Regards et Paris-Match seront confrontées les unes aux autres sur la guerre d’Indochine, tandis que Paris-Match poursuivra seul sa couverture de la guerre du Vienam (1965-1975). Enfin, un espace sera alloué à une exposition d’affiches françaises, vietnamiennes et chinoises relatives à la guerre du Vietnam.

* * *

Cycles de conférences et tables rondes

 

Programme provisoire

Durée du 15 mai 2013 au 14 juillet 2014

 Samedi 25 mai 2013 : Inauguration de l’exposition à 18h30

au Musée de l’Histoire vivante

 

 

 Samedi 15 juin ou 22 juin (fête de la ville)

  • Conférence : « Les mobilisations contre la guerre du Vietnam, 1965-1975 » par Alain Ruscio et Pierre Rousset.

Samedi en septembre 2013 ou décembre 2013

  • Conférence : « Le Vietnam et la bande dessinée ». Avec Clément Baloup, Marcelino Truong, Maximilien Le Roy. (En partenariat avec la Librairie Folie d’encre et la Bibliothèque Desnos). Au musée ou à la Bibliothèque Desnos.

Samedi en octobre 2013

  • Table ronde « 150ème anniversaire de la naissance de Alexandre Yersin » avec Annick Perrot, Patrick Deville et Alain Tyr. Annick Perrot de l’association Adaly et ancienne directrice de l’Institut Pasteur à Paris. Patrick Deville, romancier auteur de « La peste et le choléra », prix Femina 2012. Alain Tyr, documentariste, auteur du film « A la rencontre du dragon et des nuages », 2004. Au studio Berthelot à Montreuil.

Samedi en novembre 2013

  • Conférences et présentation de l’exposition « Immigrés de force » avec Pierre Daum, Gilles Manceron, Benjamin Stora.

Samedi 18 mai 2014, Nuit des musées

  • « 1954-2014 » 60 ans après Dien Bien Phu avec Eric Deroo, Alain Ruscio, Gilles Manceron. Mémoire et histoire  d’une défaite/d’une victoire. Spectacle de marionnettes (association marionnettiste, 93, à Pantin). Démonstration de Viet-Vo-Dao.

Date à fixer (participation d’intervenants vietnamiens proposés par le musée HCM et/ou les « autorités » vietnamiennes.

  • Table ronde « Ho Chi Minh du nationalisme au communisme » MHV, Musée HCM d’Hanoï et Théâtre Berthelot (Montreuil). Avec Pierre Brocheux, Céline Marangé (sous réserve), Alain Ruscio, François Trieu.

Voir aussi :

 

Sébastien Verney, L’Indochine sous Vichy – CR de lecture de Pierre Brocheux

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Verney_IndochineSousVichy

Réf. : Verney, Sébastien, L’Indochine sous Vichy. Entre Révolution nationale, collaboration et identités nationales 1940-1945, Paris, Riveneuve éditions, 2012, 517 p., index, bibliographie, cartes, photos, graphiques.

Après la capitulation de la France et son occupation par les Allemands, l’empire colonial français fut un enjeu de taille dans la confrontation entre le gouvernement de Vichy engagé dans la collaboration avec l’occupant allemand et la France libre dirigé par le général de Gaulle. Ce conflit prit une tournure tragique et fratricide de la Syrie-Liban à Madagascar en passant par l’Afrique occidentale et l’Afrique du nord.

Dans ce moment tragique de l’histoire impériale, l’Indochine représenta un cas singulier : des accords de coopération passés entre Vichy et Tokyo instaurèrent une cohabitation qui, par la force des choses, impliquait une collaboration d’État qui dura jusqu’au 9 mars 1945. Cet épisode fut assez gênant pour que l’historiographie française de cette période place « l’occupation » japonaise au cœur de ses ouvrages et mette entre parenthèses ou passe sous silence le modus vivendi franco-japonais qui dura quatre années. L’historien Eric Jennings fut le premier à braquer le projecteur sur le gouvernorat de l’amiral Jean Decoux ; celui ci ayant prêté allégeance au maréchal Pétain, tenta d’acclimater la « Révolution nationale » sous les tropiques. Mais Vichy sous les Tropiques (Paris, Grasset, 2004) proposait une analyse qui englobait Madagascar, la Guadeloupe et l’Indochine, l’ampleur de la saisie du sujet en diminuait forcément la profondeur.

Sebastien Verney s’en tient à l’Indochine et, en se concentrant sur elle seule, il nous donne une macrovision de son sujet. Son exposé éclaire parfaitement la situation  contradictoire où de trouvait l’amiral-gouverneur. Comment, jusqu’au 9 mars 1945, Decoux qui avait une marge de manœuvre très étroite, a-t-il fait preuve de pragmatisme pour supporter la pression permanente des Japonais et ne pas céder à toutes  leurs exigences, en espérant secrètement, ainsi que ses collaborateurs, garder l’Indochine sous la tutelle de la France jusqu’à la fin des hostilités.

L'amiral Jean Decoux (1884-1963), Gouverneur général de l'Indochine française du 25 juin 1940 au 9 mars 1945.

L’amiral Jean Decoux (1884-1963), Gouverneur général de l’Indochine française du 25 juin 1940 au 9 mars 1945. © Central-Photo-Hanoï

Decoux était le représentant d’une Révolution nationale dont il avait fait siens les objectifs et qui devait régénérer la nation française dont la santé matérielle et morale avait décliné sous la Troisième république si ce n’est la république tout court. Comment accomplir cette tache, comment adapter les valeurs et l’idéologie national-impérialiste et contre-révolutionnaire à un terreau et dans une conjoncture dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’offraient, ni l’un ni l’autre, des réceptacles accueillants.

D’abord le terreau : la résistance contre la tutelle française n’avait jamais cessé depuis la conquête, elle avait même rebondi à partir des années 1929, 1930 et les années 1936, 1940 avaient été gagné par l’effervescence indépendantiste, au moins au Vietnam lorsqu’une unité armée du Quang Phuc Hôi avait accompagné l’armée japonaise pour donner l’assaut à Langson en septembre 1940, en novembre de la même année, le Parti communiste indochinois tentait une insurrection armée en Cochinchine dont les Français ne vinrent à bout qu’en avril-mai 1941.

Et la conjoncture ? La métropole impériale avait capitulé en juin 1940 devant l’Allemagne hitlérienne, la « petite guerre franco-thailandaise » de 1940-1941 avait obligé la France à céder 70 000 Km2 à la Thaïlande soutenu par le Japon. Le sort de l’imperium français dépendait désormais complètement du bon vouloir des Japonais c’est à dire du respect des accords Vichy-Tokyo ou de leur abrogation.

La fragilité et la vulnérabilité de la tutelle française à la merci des calculs et des décisions stratégiques japonaises déterminèrent la politique de Decoux qui consista à cultiver et exalter des identités nationales. Mais si le gouverneur eut soin  d’entretenir la fierté des peuples indochinois en célébrant leur passé, en donnant le maximum de lustre à leurs monarchies (viêt, khmer, lao) notamment en redorant leurs apparats, il le fit en réaffirmant la suprématie de la France et des représentants de la France. Il n’eut de cesse de rappeler les positions respectives des protagonistes, dominants et dominés, dans l’échelle de la hiérarchie politico-administrative.

Propagande en faveur du Maréchal Pétain à l'arrière de la cathédrale. Affiche de 6x8 m (source : l'Indochine hebdomadaire illustré, 1942).

Propagande en faveur du Maréchal Pétain à l’arrière de la cathédrale de Saigon. Affiche de 6×8 m (source : l’Indochine hebdomadaire illustré, 1942 repris sur le site Belle Indochine).

L’auteur a cerné et expliqué avec clarté la stratégie et la méthode Decoux, il a également détecté les effets non intentionnels (néanmoins pressentis par certains administrateurs français) de cette politique d’équilibriste : l’encadrement de la jeunesse fut l’initiative majeure, mais aussi une plus grande place faite aux Indochinois dans l’administration ; exaltation des souvenirs collectifs, cultes des héros nationaux viet par exemple. Mais il semble ramener (est-ce un effet de lecture ou une distraction de ma part ?) le soulèvement de 1945 à une création ex nihilo de ce qu’il appelle les identités. Rarement, l’auteur utilise le mot nation, pourquoi ? Il faut attendre la deuxième partie, pp. 315-411, pour que le lecteur voit surgir les identités nationales comme si elles avaient été fabriquées par l’administration vichyste. Or, les identités indochinoises s’étaient forgées au cours d’une longue histoire : un bon exemple des limites de la politique identitaire de Decoux est l’échec de la tentative de romanisation de l’écriture khmère et de la généralisation du calendrier grégorien au lieu du calendrier bouddhique. En 1945, la nation est une notion admise chez les Vietnamiens : la fameuse conférence d’Ernest Renan à la Sorbonne,  en 1882, était connue des lettrés vietnamiens contemporains. Et le diplomate Jules Harmand justifiait le morcellement du royaume vietnamien en trois pays parce  que « la nation annamite, d’une homogénéité sans exemple dans toute l’Asie  possède une unité positivement redoutable pour tout conquérant éloigné de sa base d’opérations ».

Selon l’auteur, « forger une identité nouvelle est un échec parce qu’elle rencontre les obstacles provenant du racialisme qui sous-tend la politique coloniale », certes, le racialisme est le facteur fondamental qui annule le stratagème imaginé par Decoux pour contrebalancer l’influence japonaise et pour conserver la haute main sur les populations indochinoises. La Fédération indochinoise qui fut substituée à l’Union indochinoise, outre son parfum maurrassien antijacobin, fut avant tout, le maintien du fractionnement de l’État-nation vietnamien dont Jules Harmand avait clairement énoncé l’argumentaire en 1885. Il est permis de se demander si Decoux croyait sincèrement à cette « Fédération des petites patries indochinoises et de la Grande Mère Patrie France ». Cette configuration idéologique était identique à celle qui causa le déphasage entre la politique gaullienne et la réalité du terrain.

Une affiche de propagande gaulliste dénonçant la politique de Decoux en Indochine.

Une affiche de propagande gaulliste dénonçant la politique de Decoux en Indochine. (source : http://saigon.vietnam.free.fr)

Dans le registre documentaire, l’auteur a prospecté et exploité de façon exhaustive les sources relatives au sujet, des archives nationales françaises (ANOM) à celles des pays indochinois (Hanoï, Ho Chi Minh-ville, Phnom Penh et Vietntiane), et aux sources imprimées. Sa capacité de lire le quốc ngử fut un atout pour prendre connaissance des sources primaires. La riche documentation de première main a permis à l’auteur de construire sa démonstration de façon rigoureuse et convaincante.

Mais le registre explication-interprétation se ressent de l’idée directrice qui est celle de « la fondation d’identités nouvelles » et qui laisse à penser qu’elles avaient été opérées sur une table rase. Ainsi l’auteur est conduit à écrire « L’héritage le plus probant de la politique identitaire exacerbée de Vichy, est l’adoption par les peuples indochinois d’une logique conflictuelle de surenchère ‘raciale’ » (p. 407). C’est ignorer ou oublier que la péninsule indochinoise était partagée entre des ethno-états monarchiques qui ne cessèrent de se faire la guerre et que l’impérialisme viet atteignit son expansion maximale sous le règne de Minh Mang (1820-1840). L’auteur voudrait-il faire regretter la pax gallica ? La macrovision aurait gagné à être doublée par la profondeur de champ.

Dans les détails, il est toujours possible de trouver à redire sur le vocabulaire, ou des observations comme celle ci : « Le choix vestimentaire en terre coloniale suit une logique pratique mais aussi raciale.  Si la couleur blanche est choisie pour des raisons climatiques, elle permet également de différencier le colonisateur du colonisé, rappelant la pigmentation ‘raciale’ du dominant » (note 205, p. 163). Les symboles ne rendent que partiellement compte du réel, la société vietnamienne notamment avait beaucoup évolué dans les années 1940 : les vêtements blancs étaient portés dans la vie quotidienne autant qu’à l’occasion des cérémonies funéraires, par un cyclo-pousse autant que par un agent de police ou un employé de bureau, et par une jaune ou un indien autant que par un blanc. Un historien des représentations ou qui les utilise « ne doit jamais oublier le principe de réalité ».

S’il est vrai qu’aucun livre n’est parfait, celui ci est une contribution à l’historiographie de l’Indochine contemporaine qui restera longtemps indépassable.

Pierre Brocheux

Historien franco-vietnamien, Pierre Brocheux a enseigné à Saigon entre 1960 et 1968, au plus fort de la guerre du Viêt-Nam. Il a publié plusieurs ouvrages qui font référence sur ce pays, notamment Ho Chi Minh (Payot, 2003 ; Cambridge University Press, 2007), Une histoire économique du Vietnam (Indes savantes, 2009) et Histoire du Vietnam contemporain (Fayard, 2011).

CR de lecture publié avec l’autorisation de l’auteur que nous remercions vivement.

Claire Edington –“Beyond the Asylum: Colonial Psychiatry in French Indochina, 1880-1940” [PhD diss.]

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Munch_thescream[ndlr] Annonce sur le Vietnam Studies Group (VSG) de la récente soutenance de thèse de doctorat (PhD) de Claire Edington en Sciences sociomédicales à l’Université de Columbia. Titre de la thèse : “Beyond the Asylum: Colonial Psychiatry in French Indochina, 1880-1940″, une histoire inédite de la société indochinoise vue sous l’angle de la psychiatrie.

Claire’s dissertation, “Beyond the Asylum: Colonial Psychiatry in French Indochina, 1890-1954 [1880-1940],” is the first book length study of the history of psychiatry in Vietnam. It looks beyond the asylum to consider how psychiatry in French Indochina expanded the reach of the late colonial state while working to redefine the relationship between the state and its subjects. The project examines the movements of patients in and out of psychiatric care as a way to better understand how notions of normality and abnormality were produced in negotiations between experts and families and between colonial bureaucrats and colonial subjects. It aims to reorient the colonial history of medicine and public health away from the focus on expert discourses and medical institutions and towards their entanglements with other kinds of colonial projects and indigenous forms of knowledge.

Source : Sociomedical Sciences PhD – Columbia University

Voir la page de l’auteure : Columbia University

Illustration : « Le Cri » d’Edvard Munch.

Kim Loan Vu-Hill, Coolies into Rebels. Impact of World War I on French Indochina – CR de lecture par Pierre Brocheux

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Vu-Hill_CooliesIntoRebelsKim Loan Vu-Hill, Coolies into Rebels.  Impact of World War I on French Indochina, Paris, Les Indes savantes, 2011, 190 p., index, bibliographie, documents annexes.

Cette thèse revient sur la première guerre mondiale lorsque la France mobilisa les ressources matérielles et humaines de son empire colonial pour combattre l’Allemagne. Le gouvernement français fit venir en métropole des dizaines de milliers de travailleurs et de soldats recrutés dans les populations de ses colonies. L’arrivée des tirailleurs sénégalais, malgaches et nord africains est relativement bien connue, celle des travailleurs et tirailleurs indochinois (en grande majorité des Vietnamiens) l’est beaucoup moins. Certes, Mireille Lê Văn Hô avait soutenu en 1978 une thèse de l’École des Chartes restée inédite mais consultable à la BDIC (à Nanterre). Son auteure s’intéressait aux Indochinois comme « agents de la modernisation ». Kim Loan Vu-Hill se place dans une perspective différente et recherche ce qui a pu conduire ces hommes à devenir des rebelles à la domination coloniale, d’où le choix du titre : coolies into rebels.

D’abord ils furent moins nombreux (92 102 contre 211 359 Sénégalais et Malgaches et 267 000 Nord-Africains) et les tirailleurs ne bénéficièrent pas de la réputation guerrière des soldats africains. L’appellation lính th (traduite de façon littérale et donc erronée par soldats-ouvriers et non par soldats et ouvriers) entretint une confusion entre les travailleurs et les soldats : les premiers, la majorité, étant affectés aux arrières (usines, voies de communication et transports) à des tâches non combattantes, ainsi tous les Indochinois passèrent–ils pour incapables de supporter le feu en première ligne. Le livre présente suffisamment de documents qui font justice de cette opinion injustifiée. Rappelons qu’en 1922, le général Weygand écrivit un article où il faisait l’éloge des tirailleurs indochinois. Pour cette raison, on peut reprocher également (à l’auteur ou à l’éditeur ?) le titre de l’ouvrage : coolies (mot chinois qui désigne les hommes de peine) englobe les soldats mais aussi des travailleurs civils qui n’étaient pas des coolies (9 019 infirmiers, 5 339 employés de bureau, et des ouvriers spécialisés).

Du point de vue historiographique, l’ouvrage est novateur pour deux raisons. D’abord, l’auteure refuse la vulgate anti-colonialiste selon laquelle ces hommes furent enrôlés de force et transférés manu militari dans un milieu hostile où ils servirent de chair à canon pour la cause de ceux qui les opprimaient dans leur pays. Elle exploite tous les fonds d’archives disponibles sur ce sujet, en particulier le très riche SLOTFOM / Service de liaison des originaires des territoires français d’Outre-mer. Selon  l’auteure, la majorité des Indochinois qui partirent pour la France où les premiers contingents arrivèrent en 1915, était volontaire pour des raisons diverses : servir la « Mère Patrie » ou mourir pour elle ne fut certainement pas la principale. Ruraux pour la plupart, ils espéraient sortir de la pauvreté voire de la misère ; les jeunes étaient tentés par l’aventure dans un ailleurs mythique. Aucune motivation n’est à écarter mais il ressort des rapports de l’encadrement et des lettres interceptées par le Contrôle postal que ces hommes  attendaient que leurs sacrifices fussent récompensés autant par des gestes symboliques que matériels : octroi de la nationalité française, égalité de traitement, accès à des fonctions réservées et des grades élevés, promotions professionnelles grâce à la formation qu’ils avaient acquises pendant leur séjour en métropole, tout ce qui ferait qu’ils ne seraient plus traités comme des sujets de condition inférieure.

La thèse développée par l’auteure rend tout à fait plausible l’état d’esprit ou les sentiments attribué à ces hommes : elle est l’histoire d’une immense déception causée par le traitement qu’ils reçurent ou dont ils s’estimèrent victimes après la guerre et une fois qu’ils furent rapatriés dans leur pays. Ils ne furent pas victimes d’un marché de dupes parce qu’ il n’y eut pas de tromperie intentionnelle de la part des Français sur le sort qui leur échoirait lorsqu’ils retourneraient chez eux, il n’en resta pas moins qu’ils se sentirent frustrés.

Deux séries de facteurs déçurent leurs espoirs d’une vie meilleure. Le fait fondamental fut le maintien et le renforcement de la domination coloniale. Rien ne fut changé dans les rapports entre colonisateurs et colonisés, bien au contraire ; les retours de France qui avaient été traités en égaux dans les usines ou les tranchées et qui avait connu, pour un certain nombre d’entre eux, des moments heureux avec des femmes furent de nouveau assujettis à la hiérarchie raciale de la colonie. Or, le séjour en France fut également l’occasion de faire connaissance avec les théories socialistes, avec l’action syndicale des travailleurs : ils furent témoins des mutineries en 1917 et des grèves ouvrières (1915, 1917, 1918).

En outre, ils subirent  les effets de la conjoncture économique et financière qui suivit la fin de la guerre et qui  aggrava leur situation : la dépréciation du franc se répercuta sur les soldes, les  pécules, les pensions, la chute de valeur des rentes des souscriptions aux bons de la défense nationale. Parallèlement, les emplois pour lesquels ces travailleurs avaient reçu une formation en France ne furent pas créés localement en dépit d’importants investissements dans les travaux publics et dans l’économie des grandes plantations. Des frustrations au ressentiment, le cheminement fut plus ou moins rapide, ponctué par la grande crise économique des années 1930, accompagné par l’émergence d’une intelligentsia modernisatrice et porte-parole de revendications sociales et politiques, la diffusion des idéologies radicales comme le communisme, l’accentuation du mouvement anticolonialiste en métropole.

L’ouvrage de Kim Loan Vu-Hill démontre que la « Grande guerre » fut un tournant dans l’histoire du Viet Nam contemporain, elle fut quatre années initiatrices d’évolution sociétale, de maturation de la conscience collective et qui déterminèrent les transformations politiques ultérieures. De ce point de vue aussi la thèse est neuve parce que l’auteur se détache de l’historiographie nationale (nationaliste et communiste) qui fait partir le mouvement de résistance moderne des années 1930 (mutinerie de Yên Bay et soulèvement des campagnes du Nord Annam et de la Cochinchine).

S’il faut féliciter les Indes savantes pour l’édition de cette « histoire partagée », il est souhaitable que ce livre sérieusement documenté, très intéressant et qui comble une grosse lacune historiographique, soit traduit pour être accessible au public francophone. Reproduire la thèse rédigée en anglais est une solution de facilité que l’on ne peut que regretter.

Pierre Brocheux

Présentation de l’ouvrage sur le site des Indes savantes.

[parution] Les plantations Michelin au Viêt Nam

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Panthou_LesPlantationsMichelinAuViêtNam[ndlr] Eric Panthou nous fait part de la parution de son ouvrage sur Les plantations Michelin au Viêt Nam. La présentation ci-après est extraite du dossier de presse communiqué par l’auteur.

Dans l’histoire de la domination française en Indochine, l’exploitation de l’hévéa demeure le symbole de l’expansion économique de la région qui a fait la fortune de nombreux colons et de grandes sociétés. Parmi elles, Michelin.

Mais la culture de l’hévéa marque aussi une des périodes les plus noires du colonialisme par le traitement infligé au prolétariat indigène venu travailler là. Or, les plantations Michelin sont, aussi bien dans la presse et les rapports des autorités de l’époque que dans la mémoire du peuple vietnamien, l’un des lieux emblématiques de cette exploitation orchestrée par ceux qu’on appelait les « jauniers ».

Premier ouvrage en français traitant d’un sujet constituant encore un enjeu mémoriel, Les plantations Michelin au Viêt-nam se présente en deux parties distinctes : la traduction du témoignage célèbre d’un coolie ayant travaillé sur une plantation Michelin jusqu’à 1930, puis une rigoureuse étude historique. C’est à une nouvelle approche de la politique sociale de Michelin, en contexte colonial, à laquelle cette étude vous invite.

Un ouvrage né d’un travail collectif et associatif, entamé depuis deux ans

L’histoire sociale des plantations Michelin est un projet né il y a deux ans. L’Université Populaire et Citoyenne du Puy-de-Dôme (UPC 63) conserve dans ses archives le texte original en vietnamien, et aussi sa traduction américaine publiée en 1985 par une université, du témoignage d’un coolie, Tran Tu Binh,  ayant travaillé sur les plantations Michelin de 1927 à 1930. Son témoignage raconte les terribles conditions de vie et de travail des milliers de coolies acheminés du Nord vers ces grandes plantations, les mauvais traitements infligés par l’encadrement français et les efforts d’organisation des ouvriers pour se défendre et finalement se révolter. Tran Tu Binh devenu alors militant communiste, fut l’organisateur d’une grève sur cette plantation en 1930, ce qui lui valut 5 ans de prison au tristement célèbre bagne de Poulo Condor.

Après l’accord de la famille de Tran Tu Binh, Carola Kaufmann, membre du groupe Histoire et mémoire sur le mouvement social de l’UPC 63, a réalisé la traduction de ce texte très fort. Parallèlement, Éric Panthou, historien, membre également de ce groupe a entrepris ce qui ne devait être qu’une simple mise en perspective du cadre historique dans laquelle ce récit se déroule. Puis, au gré de ses lectures et de ses recherches aux archives d’outre-mer, se sont faits jour de nombreux particularismes des plantations Michelin. Ceci justifiait l’intérêt de rédiger une véritable histoire de ces plantations.

Cet ouvrage dévoile un pan inconnu de l’histoire sociale de la Société Michelin. Si les historiens anglo-saxons continuent depuis les années 1980 à étudier cette question sociale dans l’économie de plantation en Indochine, il n’existait à ce jour aucune publication sur ce sujet en français depuis un article fondateur de Pierre Brocheux paru en 1977. Ce livre vient donc combler un manque concernant un secteur, l’hévéaculture, qui après 1925 jusqu’à la décolonisation fut le secteur symbole de la « mise en valeur » coloniale chère aux autorités, et en même temps celui qui fut emblématique de cette violence et de cette domination coloniales.

Phu-Riêng la Rouge, par Tran Tu Binh, un témoignage majeur sur l’histoire et la société vietnamienne

La première partie de l’ouvrage est la traduction du témoignage d’un coolie, Tran Tu Binh, parue en 1965 pour la première fois au Viêt Nam, sur les conditions de vie et de travail extrêmement difficiles sur l’une des plantations Michelin et les efforts d’organisation des ouvriers pour se soulever. Il y a quelques semaines, à la question suivante, posée sur le forum américain Vietnam Studies Group à plusieurs dizaines de spécialistes du  monde entier, « Quels livres conseillerez-vous à un étudiant se rendant au Viêt Nam ? », Phu-Riêng, la Rouge, de Tran Tu Binh, a été retenu aux côtés d’une vingtaine d’autres ouvrages de référence. C’est dire l’importance de ce récit, que l’Université Populaire et Citoyenne, grâce à la traduction de Carola Kaufmann, avec l’aide de Jacques Joubert, à partir de la version originale en vietnamien, est fière de présenter pour la première fois en français.  Ce texte, bien qu’il s’agisse d’un témoignage militant, d’un homme devenu ensuite un cadre du régime nord-vietnamien, est en effet considéré par les meilleurs spécialistes, tels Pierre Brocheux ou l’historien américain David G. Marr, comme le plus fiable sur la condition ouvrière dans ces grandes plantations. Il est le plus fréquemment cité par les historiens s’intéressant à cette période et ce sujet.

Cette carte postale des années 1920-1930 est le symbole de la domination française en Indochine. Dans les plantations d'hévéa de Michelin, 6000 coolies vont défricher des milliers d'hectares de forêts, afin de récolter cette matière première stratégique. © http://auvergne.france3.fr

Cette carte postale des années 1920-1930 est le symbole de la domination française en Indochine. Dans les plantations d’hévéa de Michelin, 6000 coolies vont défricher des milliers d’hectares de forêts, afin de récolter cette matière première stratégique. © 2013 France3 Auvergne

Le particularisme des plantations Michelin en Indochine, par Éric Panthou

Un travail universitaire très documenté sur une face oubliée de l’histoire sociale de la multinationale clermontoise.

La seconde partie est historique. Si l’intérêt pour l’histoire sociale et économique des plantations d’hévéas en Indochine est croissant depuis des années, en particulier chez les auteurs anglo-saxons, presque tous ont été confrontés au refus de la Société Michelin d’ouvrir ses archives. En s’appuyant sur plusieurs centaines de pages de documents issus de ces archives, cette étude constitue une réponse à l’attente de nombreux chercheurs concernant l’attitude du géant du pneumatique en Indochine. Ce travail, à travers certaines comparaisons, établit le particularisme de ces plantations ; particularisme par la généralisation précoce des méthodes d’organisation du travail inspirées de Taylor et génératrices de pressions et violences sur les ouvriers ; particularisme par la fréquence et la gravité des incidents entre direction et ouvriers ; particularisme par la méconnaissance des mœurs des ouvriers de la part de cette même direction, par les conflits importants qu’ont noué les dirigeants avec les autres planteurs…

Cette publication est le fruit de deux ans de travail et de recherches dans différents centres d’archives, s’appuyant aussi sur les copies fournies par d’autres chercheurs, issues aussi bien des archives publiques en France et au Viêt Nam que des archives Michelin. Si la direction Michelin a attendu 15 mois pour répondre aux sollicitations d’Éric Panthou, pour invoquer finalement un manque de personnel pour retrouver et fournir les archives demandées, il a pu disposer de plusieurs centaines de pages de photocopies de ces archives, confiées par un autre chercheur. Ce travail s’appuie en outre sur une bibliographie de plus de 200 titres aussi bien en français qu’en anglais (consultable en ligne sur le site de l’UPC 63).

Michelin a considéré qu’il suffisait de dépenses importantes dans le domaine sanitaire (hôpital et drainage pour réduire le fléau du paludisme qui a causé 17% de morts en 1927 sur l’une de ses plantations) pour obtenir la paix sociale et des rendements élevés. Mais à côté, il a délaissé l’habitat, ses cadres ne connaissaient pas les mœurs et coutumes des coolies, et considéraient toute protestation comme émanant des communistes donc non entendables. Tout cela a contribué à ce que des incidents graves (assassinat d’un surveillant français, cas de torture dévoilés par l’inspection du Travail, grève insurrectionnelle en 1930, assassinat de 3 coolies par des gardes en 1932, etc.) surviennent régulièrement et que les autorités soient de plus en plus critiques à son égard comme en témoigne l’extrait du rapport du Gouverneur de Cochinchine qui figure ci-après.

Cette étude établit aussi le succès économique de ces plantations, que les chercheurs pressentaient bien-sûr, mais sur lequel ils ne disposaient d’aucun chiffre, la Société Michelin cultivant le secret depuis ses origines. L’extrême faiblesse des salaires des coolies combinée à la forte demande en faveur du caoutchouc naturel, ont contribué à faire de ces plantations des domaines extrêmement rentables. Ceci explique sans doute pourquoi Michelin est resté au Viêt Nam jusqu’à la chute de Saigon en 1975 et le départ des Américains, bientôt suivis de l’expropriation des plantations du Sud Viêt Nam par le nouveau pouvoir communiste. Mais Michelin et ces grands planteurs ont laissé une trace indélébile dans la mémoire populaire vietnamienne qui voit cette période des grandes plantations comme celle emblématique de la domination coloniale et de la violence faite aux Vietnamiens. Tran Tu Binh ne qualifie t-il pas Phu-Riêng, la plantation Michelin où il fut employé, d’ « enfer sur terre » ? Le fait qu’après que les autorités vietnamiennes ont réouvert le pays aux capitaux occidentaux en 1992, Michelin ait reçu une fin de non recevoir, est également significatif de la trace laissée par cette entreprise dans ce pays.

Un ouvrage au croisement de l’histoire coloniale et de l’histoire sociale

Depuis la fin des années 1990, on a assisté à un regain d’intérêt et à un profond renouvellement de l’Histoire coloniale, en grande partie parce que ces questions liées à la mémoire, la repentance ont été remises à l’ordre du jour à travers la loi Taubira qualifiant l’esclavage de crime contre l’Humanité, puis à travers la tentative  il y a peu, d’inscrire dans le marbre et faire enseigner «le rôle positif de la présence française outre-mer» et « la mission civilisatrice de la France » défendue par certains depuis Jules Ferry [1]. En témoigne aussi cette année le fait que cette question des sociétés coloniales soit au programme des concours du CAPES et de l’agrégation en Histoire contemporaine. Cette Histoire coloniale est un enjeu mémoriel important, elle n’est pas neutre. La présentation conjointe de la vision des colonisés et d’une analyse historique rigoureuse constitue l’une des originalités et l’intérêt de cet ouvrage.


[1] Article 4 de la  loi française n° 2005-158 du 23 février 2005, abrogé par décret du 15 février 2006 suite à une importante mobilisation.

Les auteurs

Éric Panthou est bibliothécaire à Clermont-Ferrand, détenteur d’un DEA en histoire contemporaine. Son mémoire de maîtrise a reçu le prix Maitron 1994, décerné au meilleur mémoire en Histoire sociale. Il mène depuis vingt ans des recherches sur l’histoire sociale et politique du Puy-de-Dôme dans l’entre-deux-guerre et en particulier chez Michelin.

TranTuBinhTran Tu Binh (1907-1967), de son vrai nom Pham Van Phu, a raconté en 1965 son témoignage d’ancien coolie sur les plantations Michelin. Il est alors un haut dirigeant Nord-Vietnamien. Fils de paysan pauvre, lettré grâce à son passage au séminaire, il est conquis par les idées communistes et décide d’œuvrer à l’essor de son organisation en se faisant ouvrier en 1927 sur la plantation Michelin de Phû-Riêng. C’est là qu’il fut à l’origine d’une grève insurrectionnelle en 1930. Il fut pour cela condamné à 5 ans de bagne où il prit son nom de Tran Tu Binh, « l’homme qui pouvait mourir pour la paix ». et devint ensuite un cadre du Parti Communiste Vietnamien. Il mena une brillante carrière militaire qui l’amena au grade de général et parallèlement, sa proximité avec Ho Chi Minh l’aida dans sa carrière politique le menant au poste d’ambassadeur  de la République du Viêt Nam en Chine mais aussi au Comité Central du Parti Communiste vietnamien.

Source : Dossier de presse Les plantations Michelin au Viêt Nam


Le journalisme au Viêt-Nam et les périodiques vietnamiens de 1865 à 1944 conservés à la BNF

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[ndlr] Aperçu sur la très riche collection de périodiques vietnamiens de la BNF. L’article, déjà ancien (1958), présente succinctement les principaux périodiques vietnamiens déposés à la BNF par le dépôt légal pendant la période coloniale. Le classement est effectué à travers trois périodes successives de parution (éclosion, floraison, maturité) et selon les thématiques abordées ou les types de périodiques.

TrungBacTanVan

Le journal Trung Bac Tân Van (Nouvelles du Centre et du Nord) édité de 1913 (n°1) à avril 1941 (n°7.265).

Le Journalisme au Viêt-Nam et les Périodiques Vietnamiens de 1865 à 1944 conservés à la Bibliothèque Nationale

Par Doan Thi-Do
Assistante à la Bibliothèque nationale.

Le Viêt-Nam à travers son passé a vécu sous le régime de la monarchie absolue depuis la première dynastie historique des Ngô (Xe siècle) jusqu’à la dynastie des Nguyen ; « Fils du Ciel» (Thien Tu), l’Empereur ou le Roi avait la «mission divine» de gouverner le pays par l’intermédiaire d’un corps de «mandarins» bien hiérarchisés. « Pères et mères du peuple», ceux-ci étaient des seigneurs dans leurs fiefs administratifs. Les habitants leur vouaient une obéissance passive ; dans leur vie simple et paisible, ils ignoraient, toutes les libertés démocratiques et particulièrement la liberté de la presse.

La presse elle-même n’existait pas. L’enseignement traditionnel reposait sur la diffusion des caractères chinois, véritables hiéroglyphes qui demandent au moins une dizaine d’années d’études laborieuses. Le programme des examens et des concours comportait exclusivement quelques dissertations littéraires et la connaissance approfondie des quatre traités classiques et des cinq livres canoniques (tu thu, ngu Kinh) composés depuis des millénaires par Confucius et ses disciples. L’histoire même du Viêt-Nam – pour ne pas parler d’autres disciplines scientifiques – était tenues sous le boisseau : elle ne regardait que les historiographes de la Cour, chargés de rédiger les « Annales ».

Le peuple vivait dans l’ignorance complète des événements du pays. Son optique visuelle et intellectuelle ne s’élargissait pas au delà du rideau de bambou qui ceint chaque village, marquant aussi, semblerait-il, une limite à l’horizon de l’esprit. Les difficultés des moyens de transport, la pénurie des grandes voies de communication accentuaient davantage cet isolationnisme et entravaient sérieusement la diffusion des nouvelles et les échanges d’idées. Tandis que le lettré aux ongles démesurément longs se claquemurait dans son ermitage entre des piles de manuscrits vétustés, le paysan cultivait jalousement sa parcelle de rizière, sans s’intéresser à rien, sauf à sa famille et à son village.

Aucun journal, aucune revue ne faisaient leur apparition. L’impression d’un ouvrage s’avérait sinon impossible, du moins tres difficile et onéreuse. Nos pères se résignaient à copier eux-mêmes leurs écrits en quelques exemplaires ou confiaient ce travail à leurs élèves ayant une belle écriture ; d’autres les recopiaient à leur tour, s’il s’agissait d’œuvres d’une haute tenue littéraire. Les chansons populaires fleurissaient ; seules, elles se transmettaient d’une bouche à l’autre, de proche en proche, constituant le beau florilège national.

Vers la seconde moitié du XIXe siècle, la France est venue nous tirer de notre torpeur séculaire. La romanisation de notre écriture, au xviie siècle, œuvre du grand missionnaire Alexandre de Rhodes (1591-1660), s’était répandue rapidement et avait donné un rapide essor à la diffusion de la langue et de la culture. Le nouvel alphabet remplace désormais les caractères chinois et sert de véhicule à l’enseignement, conjointement avec le français. Des publications, quelquefois bilingues, manuels scolaires, revues, journaux, commencent à paraître.

Dans le cadre limité de cet article, nous aborderons seulement l’élude des périodiques ; nous en présenterons à la fois un exposé historique et un aperçu général. Nous pourrons distinguer trois périodes, dans l’évolution de la presse au Viêt-Nam :

  • 1° Période d’éclosion (1865-1909).
  • 2° Période de floraison (1910-1934).
  • 3° Période de maturité (à partir de-1935).

Lire la suite : ENSSIB

Référence bibliographique du document :
Thi-do, Doan, “Journalisme au Viêt-Nam et les Périodiques Vietnamiens de 1865 à 1944 conservés à la Bibliothèque Nationale (Le)”, Bulletin d’informations de l’ABF, n°025, 1958, p.029-036.

Projection de la trilogie indochinoise de Lam Lê à Paris [rappel]

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Suite à la diffusion du film Công Binh de janvier à mai 2013, nous avons le plaisir de vous présenter les premiers films du réalisateur Lam Lê, en sa présence.

LamLe_AnnonceTrilogie

  • POUSSIERE D’EMPIRE, 1h45, 1983

En 1954, pendant la guerre d’Indochine, un prisonnier vietnamien confie à un enfant un message pour sa jeune femme enceinte. Mais il se passera 25 ans avant que celui-ci, passé de main en main, lui parvienne à Paris, où elle habite désormais. Leur fille revient au Viêt Nam décidée à refaire l’extraordinaire itinéraire de ce papier dispersé au fil des drames et des souffrances de son pays natal.

Séance mercredi 3 juillet à 20h30, suivi d’un débat avec le réalisateur.

  • 20 NUITS ET UN JOUR DE PLUIE, 1h25, 2006

Une femme, vivant depuis plusieurs années à Java, revient en France, pour quelques courts moments. Un homme, originaire du Viêt Nam, vit en France depuis de nombreuses années. Tous les deux sont en rupture avec leurs origines pour des raisons différentes et vont essayer de se retrouver à travers leurs expériences.

Séance jeudi 4 juillet à 20h30, suivi d’un débat avec le réalisateur.

  • CONG BINH LA LONGUE NUIT INDOCHINOISE, 1h56, 2013

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, 20 000 Vietnamiens étaient recrutés de force dans l’Indochine française pour venir suppléer dans les usines d’armement les ouvriers français partis sur le front allemand. Pris à tort pour des soldats, bloqués en France après la défaite de 1940, livrés à la merci des occupants allemands et des patrons collabos, ces ouvriers civils appelés Cong Binh menaient une vie de parias sous l’Occupation. Ils étaient les pionniers de la culture du riz en Camargue. Considérés injustement comme des traîtres au Viêt Nam, ils étaient pourtant tous derrière Ho Chi Minh pour l’Indépendance du pays en 1945.

Séances le mercredi 3 et jeudi 4 juillet à 18h.

Source : Message de Lam Lê et La Clef

Trinh Van Thao : La Résistance du Cần Vương revisitée (3)

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La Résistance du Cần Vương revisitée [3]

Figures de Lettrés dans le récit historique du Can Vuong.

Un portrait de groupe

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 Trinh Van Thao

 

Relire Annam-Tonkin 1885-1896. Lettrés et paysans vietnamiens face à la conquête coloniale (Paris, L’Harmattan, 1989) de Charles Fourniau vingt ans après. En hommage à mes vieux vietnamisants disparus : Charles Fourniau (IRSEA-CNRS) et Philippe Langlet (Paris 7).

 

La Bataille de Huong Son (1885-1895)

BanDoCanVuong2Avec la capture de Ham Nghi et le retrait des Chinois, il est clair qu’ « à partir de 1889-1890, la résistance vietnamienne sait, par expérience, qu’elle n’a rien à attendre de l’extérieur, qu’elle doit seulement « compter sur ses propres forces » (…) Par là-même elle est amenée à mobiliser toutes les forces populaires qui affluent du fait de la dégradation économique et étatique » (p. 181). La réalité des combats révèle le renouvellement du commandement Cân Vuong désormais formé presque tous des paysans au Tonkin.

Le « gouvernement insurrectionnel » (selon le Gouverneur Armand Rousseau) formé par  Phan Dinh Phung est organisé, véritable innovation, comme un Etat en lutte pour l’indépendance en amorçant la transition et le passage du pouvoir entre paysans et lettrés. Ainsi, au lieu de se disperser en petits groupes capables d’accomplir des attaques par surprise avant de se fondre dans le peuple comme à Bai Sây (delta du fleuve Rouge), Huong Son s’installe solidement sur une vaste base révolutionnaire constituée autour des trois provinces Thanh-Nghê-Tinh. Dans cette région acquise à la cause patriotique, berceau des rois Lê, Nguyen et des Seigneurs Trinh, vivier des grands lauréats des concours triennaux du XV au XIXe siècle sont créés de toutes pièces, grâce à trois années de préparation (1885-1888), des ateliers d’armement avec des artisans qualifiés disposant des matériaux collectés à travers le pays et importés de l’étranger, des relais de ravitaillement qui ne s’expliquent que par l’adhésion populaire, des agents chargés de lever les impôts et à dissimuler les réserves.

La présence de Phan Dinh Phung à la tête de Huong Son avait une grande portée symbolique au regard de la confrérie lettrée : brillantes études, vertus politiques et morales reconnues par tous y compris par ses ennemis du moment (Tôn Thât Thuyêt qui l’a chassé de la Cour pour avoir protesté publiquement contre la déposition de l’héritier désigné Duc Duc ; son ennemi Hoang Cao Khai le craignait et le respectait), parfaite connaissance du terrain et de sa population. Par ses titres académiques, il est assuré du soutien  de toute la classe lettrée de l’Annam et du Tonkin. Mais l’homme, l’intellectuel savait aussi s’ouvrir à d’autres forces vives de la nation en s’adjoignant des hommes talentueux du peuple comme Cao Thang, un des meilleurs chefs de guerre du Cân Vuong. Le gouvernement de Huong Son fut une parfaite synthèse entre l’élite classique soutenue par des grands lauréats comme Nguyen Duc Dat, Dinh Van Chat, Nguyen Quy… et l’élite populaire groupée derrière Cao Thang.

Imagerie populaire actuelle : Phan Đình Phùng et Cao Thắng © Viettoon.net

Imagerie populaire actuelle : Phan Đình Phùng et Cao Thắng © Viettoon.net

Après une longue préparation, le mouvement Huong Son prend de l’ampleur, réussissait des coups de main spectaculaires (comme l’attaque de la prison de Ha Tinh pour libérer 70 prisonniers) mais enregistrait aussi des graves revers dont la mort de Cao Thang (1892). L’arrivée de Lanessan permet à la France de temporiser en espérant obtenir en douceur la soumission de son chef par l’entremise de son compatriote de Ha Tinh (Hoang Cao Khai). L’échec de l’entreprise relança la répression confiée cette fois-ci à Nguyen Thân, un jeune collaborateur décidé à « doubler » son rival Hoang Cao Khai dans la course au pouvoir [1]. Pour mater la rebellion, une colonne forte de cinq mille hommes dont un millier de supplétifs placés sous le commandement du nouveau « Tiêu Phu Su » :

« La stratégie de Nguyen Than (mise au point au conseil de la Régence du 10 Juin 1895,TVT) fut de détruire systématiquement l’infrastructure politico-militaire de Phan Dinh Phung, avant de s’attaquer (via l’armée le corps expétionnaire français, TVT) à ceui-ci directement » (p. 251).

En somme, la division interne des tâches de pacification revient à confier aux Vietnamiens le soin de faire fuir les populations avant de réduire les nids de résistance de Phan Dinh Phung. L’acte de vengeance du « petit pacificateur » sur le cadavre du chef de Huong Son (déjà mort et enterré) que ce partisan zélé de la collaboration a fait exhumer avant de disperser ses cendres montre l’autre face des « bienfaits » de la mission civilisatrice !

 

La séquence finale : Lanessan et le Dê Tham (1896-1913)

VietNamDeThamEffrayée par les retombées de la répression et les crimes commis en son nom, et en même temps soucieuse de mener la pacification à son terme et la mise en valeur de la colonie, la France envoya un nouveau proconsul de valeur muni des pouvoirs accrus surtout face au pouvoir militaire rendu responsable des nombreux dégâts collatéraux provoqués par les colonnes de pacification et les excès des partisans vietnamiens. A l’exemple de son prédécesseur Paul Bert, Lanessan combine des figures multiples de savant (professeur de médecine), de républicain (et maçonnique) et de colonial maîtrisant le chinois dont il traduit les textes canoniques et de l’auteur d’un rapport long de 756 pages intitulé Indochine française au terme de plusieurs missions en Asie.

Jean-Marie de Lanessan (1843-1919)

Jean-Marie de Lanessan (1843-1919)

Contrairement à ses prédécesseurs et sans doute mieux informé aussi, Lanessan séparait l’action de guerre relevant des régions militaires réorganisées contre des bandes chinoises qui écumèrent les régions frontalières de la simple police relevant du pouvoir civil qui est chargé de réduire des foyers plus ou moins liés au Cân Vuong. De même, il fit la part des choses en distinguant dans la confrérie lettrée le mandarinat plus ou acquis à la cause de la monarchie et la caste des lettrés foncièrement hostile à la cour de Huê. Il se défiait des individus corrompus et discrédités qui font et défont au gré des coteries les conseils de Régence en s’attachant le service efficace de Nguyen Trong Hiêp, un des rares mandarins respectés de Huê. Le duo Lanessan-N.T.Hiêp constitue au cours de cette phase de lutte contre le Cân Vuong la clef de son succès dans la mesure où l’alliance entre le Gouverneur Général (débarrassé lui aussi des éléments douteux qui gangrènent les Résidences du protectorat) et la Cour offre à la majorité des mandarins une porte de sortie honorable en conciliant le devoir de « loyauté envers le roi » et de collaboration sans état d’âme avec l’administration coloniale. La consécration de l’administration directe du protectorat (Tonkin-Annam) va désormais de pair avec la formation et l’organisation d’une armée indigène de tirailleurs de Linh Co chargée de la police sous la responsabilité des administrateurs. En un mot, sa politique d’apaisement et de négociation a préparé les condition de succès face au Cân Vuong :

  • A l’Est avec la réduction des bandes d’irréguliers chinois commandés par Ba Ky et Luu Ky et l’entente avec Luong Tam Ky,
  • Dans le réduit de Yên Thê qui marque la transformation du Can Vuong dans sa phase finale en mouvement essentiellement paysan formé de Kinh et de groupes ethniques (qui composent l’essentiel de l’état-major de Hoang Hoa Tham) des Moyens et Hauts Plateaux du Nord,
  • A la région frontalière avec la Chine, poursuite des négociations franco-chinoises et signature de la Convention Girard (20 Juin 1895) marquant le commencement des visées françaises en direction de la Chine du Sud.

Rappelé à Paris sous la pression du lobby colonial, Lanessan a laissé à ses successeurs (Armand Rousseau et Paul Doumer) le soin d’achever l’agonie de De Tham pour parvenir à la fin de toute entreprise de conquête : engranger les fruits de la colonisation et la mettre en coupe réglée. La colonisation du Viêt Nam, pour Charles Fourniau, est loin d’être une aventure exotique et ambiguë…

Compagnons d'armes du De Tham © photo du lieutenant Romain-Desfossés

Compagnons d’armes du De Tham © photo du lieutenant Romain-Desfossés

Toutefois, il est significatif de noter un infléchissement du récit historique à partir de la mise hors de combat de Ham Nghi, l’exil en Chine du chef (nominal) du Cân Vuong (Tôn Thât Thuyêt), Tan Thuât et la disparition des grands lettrés comme Tông Duy Tân, Nguyen Quang Bich, Pham Banh… Il prend distance avec une dramaturgie répétitive,[2]  – malgré l’héroïsme de ses combattants et ses brillantes victoires du début, le Cân Vuong finit par perdre des batailles décisives car les mêmes causes (infériorité logistique et militaire, absence de commandement unifié, préjugés ethniques et religieux, localisme…) provoquent les mêmes effets (dissensions internes, déficience chronique des  réseaux de communication, etc.) – pour se tourner vers le camp des vainqueurs, notamment des deux principaux artisans de la pacification, Paul Bert et ses successeurs (1886-1891) et Lanessan (1891-1892). En dépit des divergences tactiques et stratégiques perceptibles entre les deux hommes, il reste une certaine continuité politique dans la volonté commune de jeter les bases d’une pax gallica en faveur d’une IIIe République encore fragile et dont la grandeur repose sur l’existence d’un vaste empire colonial d’Afrique et d’Asie. En soulignant l’intelligence politique de Lanessan dont l’œuvre est sous-estimée par l’historiographie coloniale, l’auteur adresse aux héros du Can Vuong une sorte d’hommage biaisé, celui d’avoir perdu la partie face à un adversaire de valeur.

 

BaBieuEn guise de conclusion :

Des premières escarmouches de Khanh Hoa et Binh Thuan à l’épopée tragique de Huong Son et Yên The, le chemin parcouru est amer et les leçons de l’histoire dures à digérer pour l’ancienne élite dirigeante vietnamienne : le détachement du Sud et la présence des mercenaires cochinchinois de Tran Ba Lôc, la fracture catholique dans le Centre, les dissensions entre Kinh et minorités ethniques entre le Delta et les Hauts Plateaux, le déclin de l’ancienne élite et les impatiences de la nouvelle, en un mot, les défis à surmonter pour assoir la libération nationale sur des nouvelles bases.

Enfin, et pour donner sens au titre de cette étude, un regard aigu sur le portrait de groupe d’ acteurs vietnamiens du Cân Vuong. Charles Fourniau joint ici à ses qualités d’historien l’art des portraits d’homme esquissés, loin des figures de cire et d’icones destinées au musée, en pleine action, sous les feux de l’actualité. En l’occurrence, des lettrés, grands lauréats ou simples « candidats » de concours – projettés à l’avant scène du drame national : si les biographies des héros de la Bataille de Ba Dinh sont discrètes [3], celles de la campagne de Bai Sây ont brillé avec la figure noble, loyale et pathétique du Hoang Giap Nguyen Quang Bich et de son adjoint Nguyen Thiên Thuât. Enfin, le portrait du chef de Huong Son Phan Dinh Phung résume à lui seul toutes les vertus que les confucéens attendaient du héros confucéen. Après Phung et malgré ses qualités guerrières et politiques, le chef Hoang Hoa Tham qui a tenu le maquis de Yên Thê pendant presque deux décennies face à l’armée française reste l’homme du peuple et un héros paysan (d’origine minoritaire).

A contrario, les variantes sur les mandarins compromis dans la collaboration avec l’occupant se retrouvent dans les portraits toujours nuancés et subtils des Régents acquis à l’ordre colonial en s’abritant habilement derrièrre des nouveaux rois intronisés par la grâce de la paix française : Hoang Cao Khai, Nguyen Huu Dô, Nguyen Thân, Trân Luu Huê… pour ne citer que quelques individus représentatifs du haut mandarinat. De cette morne galerie surgissent toutefois quelques personnalités qui jouaient un rôle ambigu entre la soumission pure et simple à l’étranger et la volonté de défendre l’autonomie de la Cour comme Nguyen Trong Hiêp ou Cao Xuân Duc…

Quant aux rois Dông Khanh et son successeur Thanh Thai, sans vouloir les accabler – après tout, eux aussi sont victimes des circonstances ! –, l’appréciation de leur rôle politique comme instruments de la répression Cân Vuong est sans complaisance dans la mesure où la Cour cautionne en leur nom, à partir de 1886, la démission morale et politique du corps de mandarins et d’auxiliaires (quan lai) et ouvre ainsi largement la voie à sa soumission collective. En deçà du personnage politique, Dông Khanh laisse au terme de son règne écourté (1885-1888) l’image d’un homme brutal, vaniteux, débauché et fétichiste. Son successeur Thanh Thai (1889-1907) reproduit à son tour les mêmes stigmates de la dégénérescence au point d’inspirer à Victor Ségalen son hallucinant  Fils du Ciel  dans la biographie à peine fictive du roi Quang Tu (1875-1907) en Chine [4].

 

Trinh Van Thao, juillet 2013.


Notes

[1] L’analyse par Charles Fourniau du comportement du petit monde des opportunistes qui se sont disputés des restes de la monarchie de Huê est un chef d’œuvre du genre.

[2] En ce sens, il tranche avec l’histoire officielle vietnamienne dans les années 1960 qui confond un peu l’écriture historique avec la chronologie événementielle en surchargeant le récit historique des événements des détails fastidieux au risque de détourner le lecteur de leur signification.

[3] L’auteur se contente d’expliquer l’échec de Ba Dinh par l’absence de coordination entre le commandant de l’intérieur (le chef paysan Dinh Công Trang) et le général aristocrate (Tran Xuân Soan)

[4] Annexe pour une rectification (page, éventuellement §, Ligne) :

p. 47 §1 L1 : prince TUY LY ;

p. 47 §2 L2 : NGUYEN DUY HIÊU ou « le roi HIÊU »

p. 62 L2 : HON KHOI (et non Hon Cohe).

p. 66 L5 : NGUYEN XUÂN (et non Nguyen Xuông).

p. 70 : notons la différence entre Charles Fourniau et le « Lich su cân dai Viêt Nam » (Hanoi, 1961) de Tran Van Giau et alli (vol.II) sur la date d’exécution de Mai Xuân Thuong (1887 selon CF/1888 selon TVG) et le nombre des victimes (27 selon CF et11 selon TVG).

p. 73 §3 L6 : CAO DIÊN (et non Kao Don).

p. 77 L1 : NGUYÊN PHAM TUÂN (et non Thuân).

p. 84 L3 : Tan THUÂT ou NGUYÊN THIÊN THUÂT

p. 99 note 8 L1 : PHAM THÂN DUÂT

p. 157 §2 L12 : QUI DAT (et non Tac Dai).

p. 157 §4 L1 : Vè (et non Vê)

p. 162 L2 : DÔNG CA

p. 162 §3 L5 : DIÊP VAN CUONG

p. 172 L7 : Dôc TIT (et non Tich).

p. 178 L7 : Bô’

p. 205 §3 L2 : THAN MAI (et non Thanh Mai).

p. 206 note 35 : SHI NAI AN (et non Luo Guan-zhong).

Nous remercions le professeur Trinh Van Thao pour cette contribution à Mémoires d’Indochine.

[Appel à communications] Le théâtre français en Indochine. Héritage et transmission

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Le colloque international Théâtre français en Indochine. Héritage et transmission aborde, pour la première fois, la question du théâtre dans les sociétés indochinoises à l’époque coloniale.

Appel à communications
Colloque international

Le théâtre français en Indochine. Héritage et transmission

15-17 octobre 2013, Marseille
Aix-Marseille Université

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Source : Virtual Saigon

Co-organisé par le CIELAM (Centre Interdisciplinaire d’Etude des Littératures d’Aix-Marseille, EA 4235) et par l’IrAsia (Institut de Recherches Asiatiques, UMR 7306, AMU-CNRS), le colloque est accueilli à Marseille par la Bibliothèque de rayonnement régional Alcazar. Le colloque est labellisé événement de Marseille Provence capitale européenne de la culture en 2013 (MP 2013). Il s’inscrit également dans le cadre des années croisées France-Vietnam et représente l’événement phare de la Semaine du Vietnam à Marseille à laquelle sont associés d’autres secteurs disciplinaires d’Aix-Marseille Université, notamment la médecine.

La partie scientifique du colloque est accompagnée d’une exposition virtuelle de documents d’archives en collaboration avec les Archives Nationales d’Outre-Mer, une exposition sur l’art théâtral (costumes de scène et instruments de musique), ainsi que de représentations théâtrales de “Cercles ce sable” (joué à Hanoi et au Festival d’Avignon) par la troupe franco-vietnamienne du Théâtre du Monte-Charge jumelée avec le Théâtre National tuông de Hanoi.

En arrivant en Indochine au XIXe siècle, les Français découvrent une riche tradition théâtrale composée essentiellement de chants et de danses. Leur présence, pendant environ un siècle, permet aux Indochinois de faire connaissance avec le théâtre occidental, ce qui donne naissance à une nouvelle forme théâtrale baptisée « théâtre parlé », en langues indochinoises et parfois en français. De l’autre côté, le théâtre est considéré par le gouvernement colonial comme un remède efficace contre l’ennui qui guettait les coloniaux, avant d’être un symbole du rayonnement culturel de la France. On se soucie donc très tôt de l’organisation des saisons théâtrales en créant des commissions théâtrales et en construisant des théâtres municipaux inaugurés à Saigon en 1900, à Hanoi en 1911 et à Haiphong en 1912.

Le colloque se propose d’interroger le « théâtre français en Indochine » dans son contexte social et historique, ce qui permet d’ouvrir des perspectives nouvelles grâce aux regards croisés et aux approches interdisciplinaires. D’un côté, à travers un état des lieux du répertoire français joué en Indochine, qui n’a jamais été mené jusqu’ici, il s’agit d’interroger la politique culturelle française pendant la colonisation : quel théâtre a été représenté ? quel(s) modèle(s) dramatique(s) exportés ? avec quelle influence sur la création indochinoise ? De l’autre, grâce notamment aux sources d’archives inexploitées, on peut renouveler nos connaissances sur l’histoire du théâtre parlé en Indochine : dans quels milieux le théâtre occidental est-il introduit et pratiqué ? quels sont les thèmes et les sujets privilégiés ? quelles langues utilisées ? quelles formes théâtrales adoptées ? quelles interactions avec le théâtre traditionnel dit « chanté » ? En somme, il s’agit d’explorer la façon dont le théâtre en Indochine traduit le fait colonial, ainsi que les échanges culturels, littéraires, théâtraux et artistiques qui ont pu avoir lieu dans ce contexte particulier. Les chercheurs en littérature, mais aussi les historiens, les sociologues et les anthropologues sont invités à interroger les quatre axes suivants :

  • 1/ Le répertoire des pièces françaises jouées pendant la colonisation avec une attention sur le rôle de la traduction, de la presse dans la diffusion, ainsi que la réception dans les pays indochinois (Vietnam actuel, Laos et Cambodge).
  • 2/ Le théâtre, la politique culturelle et la censure.
  • 3/ Le théâtre comme art de la scène : les troupes, les conditions de mise en scène et le public.
  • 4/ L’influence du théâtre classique et moderne français sur l’écriture du théâtre en langues indochinoises, vietnamienne en particulier, pendant et après la colonisation.

Le français est la langue de travail du colloque et de l’ouvrage collectif qui en sera issu.

Le colloque se veut être l’occasion de rencontres et d’échanges pour les chercheurs français et étrangers qui s’intéressent au sujet dans l’objectif de poursuivre le travail. Des enseignants-chercheurs vietnamiens travaillent déjà sur la prospection des sources d’archives publiques et privées afin d’élaborer des outils de recherche qui seront mis à disposition de la communauté scientifique. Des échanges sur les autres pays d’Asie et d’autres anciennes colonies permettent d’espérer, dans l’avenir, d’approfondir dans une perspective comparative le questionnement sur cette forme de modernité et les échanges culturels entre les pays et les populations.

Les propositions (maximum 500 mots avec vos coordonnées) sont à envoyer AVANT le 31 juillet 2013 aux adresses : corinne.flicker@univ-amu.fr et nguyenpngoc@yahoo.fr

Comité d’organisation :

Corinne Flicker, Maître de conférences en Litterature francaise, Université d’Aix-Marseille, CIELAM.
Nguyen Phuong Ngoc, Maître de conférences en Langue, litterature et civilisation vietnamiennes, Universite d’Aix-Marseille, IRASIA.

Goscha: Vietnam or Indochina – CR de lecture de Aranone Zarkan Al Farekh

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Goscha_VietnamOrIndochinaAvant l’arrivée des Français, le peuple viet était déjà linguistiquement homogène et contrôlait un territoire allant du Delta du fleuve Rouge jusqu’à la vallée du Mékong. En 1834, l’empereur Minh Mang déclara un protectorat sur le Cambodge, les frontières territoriales débordant ainsi les frontières linguistiques. Cet espace était maintenu sous l’autorité de l’empereur grâce à une bureaucratie efficace composée de fonctionnaires viet et de subalternes locaux parlant la langue viet. Si l’empereur abandonna Phnom Penh en 1841, le Cambodge lui reste tributaire jusqu’en 1863, date à laquelle les Français y établissent leur propre protectorat.

L’appellation Viet-Nam (越南) n’apparaît qu’au début du XIXe, en 1838 l’empereur choisit Dai-Nam (大南) parce que l’empire s’agrandissait au sud, c’est ce terme qui prévaut jusqu’aux années 1940 chez les fonctionnaires impériaux. Dans le Traité de Saïgon, en 1862, les Français optèrent pour Annam (安南) terme chinois signifiant « le sud pacifié ». Ils divisent ensuite l’empire vietnamien en trois régions : au nord le Tonkin (Bac ky), au centre l’Annam (un terme vague qui aurait aussi pu désigner l’ensemble du territoire, désormais Trung ky) et au sud la Cochinchine (dénomination dont l’origine est mal connue, Nam ky). En 1863 le protectorat s’étend au Cambodge et au Laos : nous sommes en présence des cinq régions qui se fondent dans l’Indochine française.

En octobre 1887, les Français créent l’Union indochinoise, une première impulsion allant dans le sens d’un territoire unifié. L’ouvrage de Christopher E. Goscha s’interroge sur le tracé des frontières en fonction – voire contre – les géographies ethniques et culturelles. Cette question est peu traitée par l’historiographie centrée sur les luttes politiques entre conservateurs et communistes, elle délaisse la question de la construction identitaire qui s’est faite à travers la contestation sémantique dans et par rapport à un espace avant et après la révolution de 1945.

Nommer un espace c’est le rattacher à un passé déterminé et déterminant, il s’agissait de savoir si l’Indochine était l’héritière de l’Empire d’Annam ou si les Annamites étaient indochinois. L’auteur se pose la question de savoir quels ont été les échecs et quels ont été les aboutissements de la contestation des concepts spaciaux.

Autrement dit, il s’agit de comprendre dans quelle mesure les Français ont réussi à créer l’Indochine en tant qu’entité et territoriale et identitaire, et géographique et mentale. Se poser la question de l’identité c’est nécessairement s’attarder sur les représentations des individus, sur leur perception de l’Indochine, et ce d’autant plus que le débat s’est appuyé sur l’arrière-plan mémoriel associé aux termes qui ont successivement désigné la péninsule indochinoise, et plus particulièrement le Vietnam.

Les bornes chronologiques choisies par l’auteur comme cadre à sa réflexion s’expliquent simplement, en effet, octobre 1887 correspond (nous l’avons dit plus haut) à la date de création de l’Union inodchinoise, et mai 1954 à l’ouverture de la Conférence de Genève qui devait mettre fin à la guerre d’Indochine. Il faut cependant comprendre que les transitions ne sont jamais radicales, que les dates charnières, même à l’intérieur des parties, ne sont que des repères et que toutes les évolutions se superposent et se chevauchent, Jacques Léonard parle d’ailleurs de “transitions coulissantes”.

Le plan du livre (qui est en deux parties) a été remodelé afin de mieux mettre en avant les principales problématiques. La ligne directrice a bien entendu été conservée, seule la première partie – très longue – est redécoupée.

Avant d’entrer dans le propos il semble nécessaire de faire une mise au point sémantique (présente dans l’ouvrage). Les conventions actuelles préfèrent l’emploi de « Vietnam » à celui de « Annam » parce qu’il rend compte du véritable sentiment des nationalistes, « Annam » est perçu comme péjoratif notamment à cause de l’emploi français « Annamite », il renvoie de fait à la période coloniale ainsi qu’au nom chinois 安南 (le sud pacifié) évoquant la soumission humiliante au Géant voisin.

Dans un premier temps nous maintiendrons l’emploi d’Annam afin de faire ressortir les fissures du discours nationaliste derrière lequel les concepts de « Viet-nam » et d’ « Indo-Chine » commençaient à contester l’hégémonie d’ « Annam ».

À partir de 1930 s’effectue un glissement vers l’emploi du terme « Vietnam » qui prenait de l’ampleur parmi l’élite nationaliste, communiste ou non. Il est à préciser qu’à l’époque il n’y a pas de contradiction entre le nationalisme et le communisme. Conservateurs et communistes sont nationalistes par opposition à “colonialiste”, en d’autres termes, ils demandent l’indépendance.

* * *

Indochine, relief, carte de 1947

Indochine, relief, carte de 1947


 

1887-1920s L’Indochine en gestation

À partir de 1887 les Français tentent de créer un espace unifié géographiquement. Ils rêvent l’Indochine comme un seul pays. Quelles ont été les politiques françaises ?

  • Centralisation

Il s’agit dans un premier temps de doter l’Indochine d’un centre dynamique afin de faciliter le contrôle. L’Union indochinoise de 1887 (communément appelée Indochine française) a été créée afin de convaincre les élites annamites de s’investir dans la modernisation de l’Indochine. Pour l’heure, elles sont relativement convaincues que l’avenir est à construire avec les Français, et jusque dans les années 1930, une partie de l’élite annamite n’envisage la modernisation et l’Indochine que dans le cadre d’une collaboration avec les Français.

Ce processus est progressif, puisque ce n’est qu’en 1911 que le gouverneur général de l’Indochine devient administrateur du territoire, il prend dès lors en charge les relations diplomatiques, les services civils, la défense et le budget entre autres. Le gouverneur est en possession de pouvoirs équivalents à ceux d’un gouvernement. Parallèlement, les cours royales du Vietnam, du Cambodge et du Laos sont mises à l’écart.

  • Création d’une élite

Dès le début les Annamites sont associés aux Français, ils profitent évidemment de faveurs. Leur statut privilégié leur rappelle un passé impérial glorieux. Ils ne se considèrent pas pour autant comme Indochinois, la distinction entre les Annamites et les autres peuples est non seulement faite par peuple annamite mais de même par les colons français.

La création de l’élite passe par l’éducation, en effet, la France commence à former ses propres fonctionnaires : en 1911, Albert Sarraut, alors gouverneur, créé l’Université indochinoise à Hanoï. Albert Sarraut est un fervent défenseur de l’Indochine unifiée, il a pour objectif de créer une nouvelle culture indochinoise loin de l’influence confucéenne chinoise. Un projet incarné par les cartes figurant un territoire homogène et continu, il fait afficher des cartes dans tous les bâtiments de l’administration indochinoise. La France, peu à peu, remplace le système des examens à la chinoise par un système éducatif français.

L’administration française développe par ailleurs une propagande qui passe par les journaux et les petits romans “de gare” louant comme d’une seule voix, la grandeur de l’Indochine moderne, comme si la modernité ne pouvait être acquise que grâce à l’Union Indochinoise.

Dans une certaine mesure le projet des Français eut quelques aboutissements puisque la proximité spatiale accrue et l’éducation ont engendré des générations de jeunes Annamites qui, dès les années 1930, se considèrent avant tout comme Indochinois. Cependant, ces aboutissements restent limités dans la mesure où les Français ont différencié l’éducation de ce qu’ils considéraient comme l’élite (les Annamites) et les autres, soit les minorités ; Cambodgiens et Laotiens n’ont bénéficié que de “Pagodes réformées”, écoles traditionnelles dont le modèle a été repris et amélioré par les Français mais qui limitait les rencontres et les mélanges entre minorités et Annamites.

  • Repenser l’espace

Les Français tentent de donner vie à l’Indochine en promouvant des projets publics, en investissant dans l’industrie (caoutchouc) et la communication. Enfin il améliorent la bureaucratie, autrement dit celle-ci est étendue à l’ensemble du territoire où sont créés des relais à l’autorité française. Il s’agit de faire surgir une unité territoriale à travers les infrastructures, qui doit par la suite engendrer unité mentale et culturelle. Le principal obstacle à l’unité est le favoritisme affiché envers les Annamites qui, en réalité, sont les acteurs de cette unité d’apprence : ils obtiennent des postes d’administrateurs même au Cambodge et au Laos où il forment dès lors une caste de fonctionnaires. Le Français et l’Annamite sont les deux seules langues écrites. Les quelques élites cambodgiennes et laotiennes voit dans l’administration française une prolongation de l’expansion annamite.

Les réalisations françaises sont nombreuses : des voies maritimes sont ouvertes entre Saïgon, Hong-Kong, Canton, Bangkok, Singapour et Marseille (notamment pour exporter la gomme). Sur terre, des routes sont ouvertes (la route 13 qui descend le long de la vallée du Mékong achevée dans le milieu des années 1930), des voies ferrées parcourent une partie de l’Indochine (en 1921, Sarraut imagine le Trans-Indochinois terminé en 1936) et enfin le télégraphe. Ces infrastructures créent un nouveau rapport au temps et à l’espace, au proche et au lointain. Ce sont les réalisations d’hommes politiques qui repensent l’espace en termes indochinois (essentiellement dans le but de mettre en valeur des routes commerciales). Ces infrastructures ont donc soutenu, si ce n’est la colonisation, en tout l’émigration des Annamites vers le Cambodge et le Laos. Certains Annamites se considéraient eux-mêmes comme des colons au point que le rédacteur du journal La Patrie Annamite (Pham Le Bong) soutenait qu’une colonisation du Laos par les Annamites était nécessaire pour désengorger le Tonkin et l’Annam du Nord. Les Annamites ont même rédigé des pétitions pour demander l’abrogation de la loi soumettant les responsables annamites aux autorités laotiennes. Les Annamites s’approprient le territoire.

Un journaliste (Pham Quynh) rédacteur de la revue Nam Phong et chroniqueur régulier pour le quotidien France-Indochine voyage dans les années 1920 à travers l’Indochine et remarque une rupture culturelle à partir de la “frontière” laotienne (il est à remarquer que l’emploi du terme “frontière” est significatif puisqu’il indique l’absence d’espace mental indochinois). Pour lui, l’appellation « Indo-Chine » reflète le paysage culturel, d’un côté sous influence indienne (Bouddhisme Theravada), de l’autre sous influence chinoise (孔子). Il voit aussi une continuité entre le Dai Nam et l’Indochine (selon lui, les moyens français avaient ouvert la voie à la colonisation).

On peut déjà remarquer d’où viendront les tensions futures, soit de la contradiction entre la création d’un territoire et la favorisation d’une ethnie, dans une certaine mesure les Français font apparaître des “colons indigènes”, des colonisateurs à l’intérieur même du territoire colonisé. En effet, les Annamites qui voyageaient au Cambodge et Laos employaient l’expression « cultures indigènes » pour parler des cultures locales.

 

1920s – 1945 Nationalisme annamite ou nationalisme indochinois ?

Trois visions différentes : Conservateurs, communistes et jeunes nationalistes.

  • Les conservateurs entre l’Annam et l’Indochine

Dans les années 1930, Pham Le Bong, journaliste conservateur, parle de l’Indochine comme d’une “nécessité vitale” pour les Annamites. Les jeunes nationalistes éduqués dans les écoles coloniales sont loin de l’influence confucéenne, pour eux l’unité et l’unification de la Cochinchine, de l’Annam et du Tonkin sont nécessaires parce que leur division n’est que le fait des Français. Ils ne font pas mention du Laos et du Cambodge, mais apparaissent divisés entre un rêve indochinois inculqué par les Français et le souvenir d’un Empire Annamite unifié.

Les conservateurs Annamites (les communistes aussi de manière différente) amalgamaient le plus souvent l’Empire d’Annam et l’Indochine. Christopher Goscha émet l’hypothèse qu’il y aurait peut-être une volonté des Annamites de ressusciter la notion pré-coloniale de Nam Tien ou Dai Nam (soit le sud en expansion) et de la calquer sur le concept d’Indochine pour justifier leur prépondérance. Ainsi, les Annamites n’imaginaient l’entité indochinoise qu’en termes franco-annamites, négligeant la place des « minorités » cambodgiennes ou laotiennes.

L’idée d’une fédération apparaît dès 1919 (Albert Sarraut) face à un gouvernement annamite (Phan Boi Chau et Cuong De, deux nationalistes luttant pour la mise en place d’un Etat indépendant) qui se forme au sud de la Chine. Il était donc dans l’intérêt des Français de trouver une alternative politique à l’Union indochinoise.

Le fondateur du Parti constitutionnaliste, Bui Quang Chieu (1872-1945), se fonde sur les idées de Sarraut, notamment en ce qui concerne l’autonomie des Annamites, la décentralisation du pouvoir vers les autorités locales et la liberté d’action. C’est le premier indice d’un nationalisme annamite allant dans le sens indochinois, mais aussi cela met en exergue le degré d’intellectualisation, par les Annamites, des valeurs et idées françaises.

En 1931 les nationalistes annamites ont pour programme de développer économiquement l’Ouest, soit les plantations et mines du Laos et du Cambodge en tant que partie intégrante du territoire.

Du point de vue laotien, le Prince Phetsarath (1890-1959) déclare en 1931 qu’il faut réguler l’immigration annamite pour éviter de créer un Etat dans l’Etat, et reproche aux nationalistes de ne parler qu’en termes annamites. Malgré tout, selon lui l’Indochine n’existe pas, il invite à plutôt parler d’une domination annamite soutenue par les colons français. Le fait que le Prince ait critiqué les propos annamites a choqué les élites nationalistes car aucun prince laotien n’avait osé parler ainsi au XIXe siècle. On assiste donc à une résurgence de réflexes liés à l’Empire d’Annam. Les élites cambodgiennes reconnaissent, de même, que l’Indochine existe administrativement mais nient sa pertinence historique, géographique et ethnique. Ces rejets font partie de l’émergence d’identités nationales au Cambodge et au Laos dans années 1930 ; elles donnent lieu aux révoltes de 1930 et 1931 contre la domination annamite en Indochine. Les Français prennent conscience qu’ils sont le ciment de l’Indochine, sans eux les nationalismes entreraient rapidement en conflit.

  • Les révolutionnaires annamites entre Indochine et Vietnam

Certains révolutionnaires pensent déjà en termes de révolution indochinoise dès 1920. Ils imaginent le futur État indochinois post-révolutionnaire sur le modèle soviétique soit multiethnique ; les révolutionnaires entendent sacrifier les identités historiques au profit d’une conception moderne de l’État-Union. Cette conception était celle mise en avant par le Parti communiste indochinois (PCI) répondant aux exigences du Komintern. Cependant, l’idée ne fait pas unanimité, par exemple, Hô Chi Minh (1890-1969) s’y oppose parce que selon lui l’Indochine était un terme vague pouvant englober le Siam et la Birmanie.

Dans les années 1920 s’effectue un tournant sémantique, en effet, « Viêt Nam » est de plus en plus utilisé depuis la fin de la Première Guerre mondiale par les nationalistes pour rendre l’idée d’une identité nationale éternelle plus forte que l’Indochine et l’Annam. Il est d’autant plus employé que depuis 1930 l’appellation « Annam » est considérée par beaucoup comme problématique puisque renvoyant à la soumission à la Chine et à la France. “Viêt Nam” incarnerait une contre-identité et évoquerait l’unification du Nord et du Sud (le VNQDD, le Parti nationaliste Vietnamien tout comme Phan Boi Chau soutenait la dénomination Viêt Nam”). En dépit de son succès auprès des élites, le terme Viêt Nam” est resté méconnu de la population globale de 1930 à 1945. La frontière entre « pro-Vietnam » et « anti-Indochine » ou « nationaliste » et « communiste » est poreuse.

Les révolutionnaires doivent faire face à une contradiction interne, tiraillés entre les tendances internationaliste (Indochine) et nationaliste (Viêt Nam). C. Goscha montre que révolutionnaires et conservateurs auraient été en proie aux influences extérieures. Le choix décisif entre Viêt Nam (attachement ethnique à la partie Est de la péninsule) et Indochine (correspondant aux aspirations à la fois françaises et soviétiques) s’est posé aux nationalistes (communistes et conservateurs) en 1945 après le coup de force des Japonais.

C. Goscha remarque que les infrastructures majeures ont été réalisées tardivement, en d’autres termes, l’unité spatiale n’a pas eu le temps d’imprégner les représentations. C. Goscha y voit une des raisons de l’échec de l’Indochine. Nous pouvons distinguer d’autres raisons liées au disparités linguistiques et éducationnelles, aux divergences des conceptions de l’Indochine (tantôt prolongement de l’Empire Annam, tantôt structure imposée dont l’effet sous-jacent a été la colonisation de nouvelles terres) et enfin les écarts dans les structures mentales, à l’Ouest déterminées par un mode de pensée politico-culturel bouddhiste pour qui le pouvoir ne s’exprime pas nécessairement dans l’action politique ; à l’Est déterminées par un mode de pensée confucéen en lien avec l’éducation et la carrière bureaucratique.

  • Le flottement territorial de 1940 à 1945

Entre 1940 et 1945, l’Indochine subit des influences divergentes : URSS, France, Japon. Les nationalistes se retrouvent confronté à un choix.

Les représentants vietnamiens de la Chambre du Tonkin (chambre consultative indigène du Tonkin) demande la constitution d’une Fédération indochinoise de cinq pays et pour chacun des pays un Sénat formé d’un nombre égal de représentants indochinois et français. En tant que Fédération autonome, l’Indochine aurait sa propre armée. Mais peu de Khmers, de Laotiens ou de minorités ethniques sont intéressés par les administrations indochinoises. La réalité est plus nuancée quant à la volonté des Vietnamiens de concrétiser l’Indochine ; en effet, les codes civils distinguaient encore dans les années 1930 les nationalités cambodgiennes, laotiennes ou annamites. Ces années sont caractérisées par un flottement idéologique et administratif. Finalement, C. Goscha décrit l’Indochine comme un amalgame géo-juridique entre colonie, protectorat et territoire militaire, son existence relèverait davantage de l’ordre du texte écrit que de la réalité culturelle et identitaire.

Avec l’avènement de la politique de Vichy en Indochine, les Français tentent de raviver les nationalismes (propagande) ; Vichy décide de mettre en avant les particularités des ethnies dans le but de les détourner de l’influence japonaise. Le renforcement des identités nationales autour de notions pré-coloniales des empires Khmer, Lao et Viet doit – paradoxalement – beaucoup aux Français qui endiguent ainsi une éventuelle identité indochinoise englobante.

À partir de 1942, les Français commencent à employer l’appellation “Viêt Nam” afin de conserver le soutien politique des élites, leur principal soutien en Indochine. La France joue donc un double jeu, en réaffirmant d’une part ses alliances avec l’élite vietnamienne, et en portant une attention nouvelle aux minorités d’autre part. Mais malgré les efforts français pour éviter le délitement de l’Indochine, en 1945, l’Indochine ne correspond déjà plus aux cartes puisque les trois régions du Tonkin, de l’Annam et de la Cochinchine redeviennent le Viêt Nam.

Ce n’est que le 12 Juin 1945 (trois mois après la prise de contrôle du territoire par les Japonais) que l’empereur Bao Dai annonce officiellement le nom du pays : Viêt Nam. Ho Chi Minh remplace la dénomination des régions « ky » par « bo », il s’agit de redéfinir un espace et par là même de se l’approprier. Le 2 septembre 1945, peu après la capitulation japonaise, Ho Chi Minh  annonce la création de la République démocratique du Vietnam, suivie de peu par la dissolution du Parti constitutionnaliste.

Si la création de la République démocratique du Vietnam semble sonner le glas de l’Indochine, il faut tout de même préciser que dans les rangs communistes, certains sont restés attachés à l’idée d’Indochine, et que de ce point de vue elle possèdait une certaine réalité ; l’Indochine avait indubitablement une pertinence historique pour les Vietnamiens, qui, à long terme, entendaient remplacer les Français dans leurs rôles protecteur et  fédérateur. Et c’est probablement après la dissolution de l’Indochine que celle-ci va le plus exister.

 

L’Indochine se retourne contre les Français

Au lendemain de la guerre, les Français tentent en vain de réintégrer les gouvernements élus à la suite des indépendances (le Japon a encouragé le Cambodge et le Laos à déclarer leur indépendance en Mars et Avril 1945) au sein d’une structure fédérale indochinoise. Les Français sont déçus de la facilité avec laquelle les trois Etats ont émergé. L’apparition de frontières contraignantes incarne la dissolution de l’Indochine, il est significatif de constater qu’à partir de 1945, les Vietnamiens ne peuvent plus ni circuler, ni s’installer librement dans le reste de l’Indochine. Les frontières internes de l’Indochine commencent à devenir des frontières nationales. Laotiens et Cambodgiens demandent un contrôle local de l’immigration et de la sécurité pour enrayer la “vietnamisation” de leur territoire. Après la Seconde Guerre mondiale, les Français changent de tactique et jouent la carte des minorités contre le nationalisme vietnamien qui leur échappe, représentant désormais une menace pour l’hégémonie française.

A partir de 1951, le Parti des Travailleurs du Viêt-Nam (PTV) adopte le modèle indochinois, en parallèle des principales lignes politiques nationales, modèle qui continue de guider les activités révolutionnaires des communistes vietnamiens. Le PVT ordonne, par exemple, d’aider les gouvernements révolutionnaires laotien et cambodgien dans leur « lutte pour l’indépendance » et pour la « libération de l’Indochine ». Tout se passe comme si était née une pensée politique hybride entre deux espaces, entre nationalisme (indépendance) et internationalisme (fédéralisme). Les communistes ont compris que l’indépendance des uns dépendait de celle des autres, et travaillent à la formation d’un front contre la tutelle française. Les communistes vietnamiens se tournent vers le Lao Issara (le Lao libre, un mouvement nationaliste non communiste mais antifrançais d’après 1945) et le Khmer Issarak (le mouvement nationaliste khmer antifrançais d’après 1945). En ce sens, en 1951 le PTV crée une « Alliance militaire des peuples ». C’est finalement contre les Français que s’édifie activement une Indochine.

Le victoire des communistes chinois en 1949 permet l’arrivée d’une aide militaire conséquente au Nord – élément non négligeable dans la lutte contre la France – qui donne aux communistes vietnamiens les moyens de mettre en place leur stratégie indochinoise, et de consolider leur contrôle de l’Indochine. Le chef des armées et Ministre de la défense, le Général Vo Nguyen Giap, pense ses plans en termes indochinois, il préfigure la redéfinition du territoire indochinois, entièrement envisagé en termes militaires et stratégiques.

L’espace est par conséquent réinvesti, notamment les axes de communications tracés et réalisés par les Français ; l’armée vietnamienne adjoint à ces axes des pistes et des lignes de communication (un service postal efficace, la “Route Indochinoise” qui longe le Vietnam, passe au sud Laos, puis au Nord-est du Cambodge, la “Piste Ho Chi Minh”).

Certaines régions, comme la frontière thaïlandaise à l’Ouest, deviennent des “Fronts” constitués en véritables zones militaires et administratives. Le plus remarquable est probablement l’édification d’une contre-bureaucratie (caractérisée par des levées d’impôts) et d’une contre-économie indochinoises soutenues par un commerce illégal et une agriculture réservée à l’effort de guerre.

L’apparition d’une économie régionale au service de politiques militaires à l’échelle de l’Indochine est une réalité indéniable, l’historien attentif doit cependant garder à l’esprit que les instances de commandement étaient essentiellement composées d’officiers vietnamiens, et que cette coordination régionale n’était qu’embryonnaire ; en effet, en 1950 il n’y avait pas de synchronisation entre les actions militaires au Laos et au Cambodge. De fait, les résistances laotienne et cambodgienne ont vu leurs politiques subordonnées aux intérêts stratégiques vietnamiens du PVT, tandis que les gouvernements de Vientiane et Phnom Penh se voyaient subordonnés aux Français.

Quatre acteurs de la “coalition” qui pensent tous en termes indochinois, et prévoient la création d’une Fédération Indochinoise :

- Le Général Vo Nguyen Giap.

- Le Général Hoang Sam, Commandant en chef des Fronts unis laotiens entre 1950 et 1951.

- Nguyen Tai, un Vietnamien formé en Thaïlande.

- Nguyen Thanh Son, dirigeant des Affaires externes du Nam Bo, chef du Front cambodgien, membre du Parti communiste indochinois, en contact radio direct avec le PVT et le ministère de la défense au Nord-ouest du Vietnam.

La stratégie du Général Giap est avant tout une stratégie spatiale (faire apparaître un champ de bataille indochinois), mais est aussi un processus de construction d’un Etat puisque le Viet Minh lève des taxes, maintient une bureaucratie et prend en charge l’éducation du peuple : dès 1952, il fait dispatcher des équipes pour améliorer le niveau de vie et l’alphabétisation.

Malgré leur programme, les révolutionnaires vietnamiens n’ont jamais contrôlé le territoire comme les Français. D’ailleurs, comme les Français avant eux, ils se sont retrouvés face à la difficulté de former des cadres latotiens et cambodgiens, la majorité de leurs alliés cambodgiens, par exemple, étaient des Khmer Krom (Khmer vivant au Vietnam). Ce sont avant tout les communautés de l’immigration vietnamienne de la période coloniale au Laos et Cambodge qui ont permis de mettre en place une administration indochinoise et un espace militaire commun.

En 1954, lors de la Conférence de Genève, les révolutionnaires vietnamiens défendent encore l’idée d’une Indochine fédérale, et pour cause, ils contrôlent 43% du territoire cambodgien. Ils invoquent aussi leur coopération avec le Laos et le Cambodge.

* * *

Dans l’esprit des communistes se maintient une existence conceptuelle et spatiale à la fois du Vietnam et de l’Indochine. L’Indochine, en tant que projet politique a bénéficié de plusieurs soutiens, d’abord le colonialisme français de la fin du XIXème siècle, puis l’internationalisme communiste des années 1920, et enfin, entre 1945 et 1954 l’Indochine a été mise sous perfusion à travers la mise en place d’un large champ de bataille commun. L’Indochine n’a peut-être existé que dans les esprits vietnamiens et français, pour les uns elle incarnait un passé impérial perdu, pour les autres une terre de ressources à moderniser dont le contrôle était facilité par une ethnie. Les Français, en s’appuyant sur une minorité, ont probablement saboté une possible unité indochinoise, en effet, les avantages des Annamites (jusque dans les années 1940) ont exacerbé les nationalismes laotiens et cambodgiens ; ces derniers alimentés par le gouvernement français après 1940. Au fur et à mesure que les nationalismes progressaient (qu’ils soient communistes ou non) l’Indochine se révélait en tant que territoire occupé (et pour certains doublement). Paradoxalement, la définition des espaces nationaux s’est faite à la fois dans et contre l’espace indochinois.

Aranone Zarkan Al Farekh, promotion ASIOC 2012-2013.

Réf. : Christopher E. Goscha, Vietnam or Indochina? Contesting concepts of space in Vietnamese nationalism, 1887 – 1954, Copenhagen : NIAS Publishing, 1995, 154 p.

Aranone Zarkan Al Farekh a fréquenté la classe préparatoire du Lycée Fénelon entre 2009 et 2012 avant d’intégrer l’ENS de Lyon où elle prépare actuellement un Master 1 d’Études chinoises. Son mémoire porte sur l’implication des réseaux soufis dans la révolte du Nord-Ouest (Gansu, Ningxia et Shaanxi) de 1862 à 1873.

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